Le Régiment de la Calotte

 

On trouve le résumé (un livre plus complet, de Léon Clément Hennet, a été publié à Paris en 1886) de l'histoire du Régiment de la Calotte aux pp. 289-90 de l'année 1841 du Magasin pittoresque (pages qui contiennent également l'image reproduite à la page précédente) :

Aymon, un des douze porte-manteaux de Louis XIV, de Torsac, exempt des gardes-du-corps, et quelques autres officiers, se trouvaient un jour réunis dans l'antichambre du roi. Leur conversation roulait sur les principaux auteurs, et particulièrement sur les poètes de l'époque, dont les œuvres subissaient tour à tour une rigoureuse critique. C'était à qui établirait l'opinion la plus piquante et la plus juste et, l'amour-propre de chacun se mettant de la partie, ce ne fut plus en peu de temps qu'un feu roulant de bons mots, de saillies, de plaisanteries sans cesse renaissantes. Au milieu de cette gaieté universelle, un des membres de la société gardait le silence, et bientôt, se voyant vivement questionné par ses camarades, prétexta une violente migraine. Les éclats de rire redoublèrent à cette réponse. La migraine, s'écria Aymon, la migraine! Mes amis, nous devrions coiffer cette tête taciturne d'une calotte de plomb ; peut-être cette calotte l'empêcherait d'éclater ! - En ce cas, répartit un autre, bien des gens devraient porter calotte, et nous-mêmes nous pourrions tous, sans distinction, nous enrégimenter dans ces calotins.

A l'instant cette idée bizarre fut accueillie ; chacun l'interpréta à sa manière ; enfin, le même jour, avant de se séparer, il fut convenu de former, sous le nom de Régiment de la Calotte, une société inscrivant au nombre de ses membres tous ceux qui commettraient quelque faute méritoire, société dont le but serait de corriger et de réformer le style, sans avoir égard à aucune opinion, même à celle de l'Académie.

Telle est l'origine du régiment de la Calotte : loin d'avoir rapport à la religion, cette institution, toute littéraire dans son principe, s'érigea peu à peu, sous cette forme, en tribunal impartial, appelant à sa barre toutes les célébrités contemporaines. Musiciens, poètes, peintres, tout fut eu butte à ses décrets, et si la politique elle-même finit par se mêler à ses débats, c'est qu'après avoir critiqué le style et les écrits, le régiment attaqua insensiblement les mœurs et les actions, et celles des grands personnages en particulier.

Création du caprice et de l'enthousiasme, la société venait à peine de naître qu'elle était déjà entièrement organisée, des étendards étaient fabriqués, des médailles frappées en son honneur. Alors eut lieu l'élection en forme du général, élection trop curieuse pour ne pas nous y arrêter un instant. C'était un banquet splendide, souvent interrompu par de joyeux couplets et par des discours de cérémonie analogues à la circonstance. Le généralissime, au milieu des toasts, au bruit des fifres et des fanfares, y reçut les compliments de tous ses nouveaux soldats. Sa chaise fut ensuite solennellement entourée d'un berceau portatif fait avec de grandes marottes, ornées de feuilles et de guirlandes, et deux suivants lui présentèrent au même moment chacun un carreau de velours ; sur l'un se trouvait la marotte, son bâton de commandement, et sur l'autre, pour servir de casque, une calotte ornée de girouettes, de rats, de grelots et de papillons. Il fut alors revêtu de ses insignes, et reçut son brevet de général, pièce digne d'être citée, mais trop longue pour trouver place ici.

La fête continua pendant le reste du jour ; le soir des membres conduisirent processionnellement le généralissime à son lit, et le déshabillèrent avec la plus grande cérémonie ; chacun d'eux se retira ensuite après lui avoir baisé la main. Un grand nombre de poètes, faisant partie du régiment, composèrent aussitôt des brevets de réception et les adressèrent à tous ceux qui se distinguaient par quelque gaucherie un peu marquante. En vain les personnes qui recevaient une pareille prise de corps s'élevèrent contre cette persécution morale, produisant au grand jour des fautes qu'elles auraient voulu souvent tenir secrètes, l'inquisition calotine prévalut et prit chaque jour de nouvelles forces. Le régiment accapara en peu de temps toutes les notabilités. On raconte même, au sujet de ses accroissements, une anecdote qui prouve quelle liberté il avait réussi à s'arroger.

Louis XIV, se trouvant seul avec le généralissime, lui demanda un matin s'il ne ferait jamais défiler son régiment au Carrousel. Sire, répartit Aymon, qui donc le regarderait passer ? Louis XIV, ajoute-t-on, ne fit que rire de cette plaisanterie, et demanda quelques moments après à Aymon s'il ne l'avait pas enrôlé dans son régiment. Faites des actions, Sire, répondit-il, et soyez persuadé qu'on n'y fait pas d'injustice.

En 1710, au moment où les Espagnols assiégeaient Douay, de Torsac, se trouvant un matin chez Louis XIV, se hasarda à dire qu'avec trente mille hommes et carte blanche il se faisait fort, non seulement de faire lever le siége aux ennemis, mais encore de reprendre en quinze jours toutes les conquêtes qu'ils avaient faites depuis le commencement de la guerre. S'indignant des revers qu'éprouvaient depuis quelque temps les armes françaises, il était sûr, disait-il, de changer en un instant la face des~affaires, et de montrer aux Espagnols qu'ils avaient eu tort de refuser les conditions de paix que Louis XIV leur avait récemment fait offrir. En entendant une pareille fanfaronnade, toutes les personnes présentes témoignèrent leur surprise, et à l'instant même Aymon se dépouilla des insignes de sa charge de généralissime et en revêtit de Torsac. Celui-ci ne pouvait trouver aucune excuse valable pour s'en défendre; il était difficile de se montrer plus digne de la marotte.

De Torsac, devenu de cette manière généralissime, conserva cette charge jusqu'à sa mort, qui arriva en 1724. Depuis le jour de son abdication, Aymon était lui-même demeuré le secrétaire du régiment, et jamais occasion aussi belle ne s'était offerte à lui de prouver son zèle pour la Calotte. A la mémoire du général défunt, un membre composa une oraison funèbre, qui fut aussitôt imprimée. C'était un tissu de mauvaises phrases extraites des discours prononcés à l'Académie, .satire un peu longue, mais juste et mordante, du style affecté et rempli de figures que les académiciens voulaient alors mettre à la mode. Le mérite d'un grand nombre d'auteurs se trouvait compromis dans cette oraison funèbre ; aussi à peine venait-elle de paraître, qu'ils en firent arrêter et saisir tous les exemplaires.

A la nouvelle de cet attentat aux droits de la société, Aymon courut, sans perdre un moment, chez le maréchal de Villars : « Monseigneur, lui dit-il en l'abordant, depuis qu'Alexandre et César sont morts, nous ne reconnaissons d'autre protecteur de notre régiment que vous. L'oraison de notre colonel de Torsac vient d'être saisie, et si le régiment n'obtient pas justice, aujourd'hui s'est arrêté le cours de sa gloire et la vôtre, monseigneur. Aussi je viens vous supplier de vouloir bien en parler â M. le garde-des-sceaux, qui m'a accordé par écrit la permission de faire imprimer ce discours.» A cette sollicitation, le maréchal ne put s'empêcher de rire, et promit de faire ce qu'Aymon lui demandait. Il parla en effet, le lendemain, de cette affaire au garde-des-sceaux, en la présence même d'Aymon. - Que voulez-vous que je fasse ? répondit le garde-des-sceaux à M.deVillars. - Ce qu'il vous plaira, répartit le maréchal ; vous êtes le maître. Eh bien, reprit le garde-des-sceaux, je trouve à propos de ne pas me brouiller avec les membres du régiment. Allez donc, continua-t-il en adressant la parole à Aymon, je vous donne main-levée de la saisie de l'oraison funèbre de votre colonel.

Ce fut ainsi qu'Aymon triompha des ennemis de la société, désespérés par cette espèce de réhabilitation. Le seul parti à prendre, lorsqu'on se trouvait le sujet des sarcasmes calotins, était de savoir en rire, et les personnes dont les susceptibilités s'irritaient contre ses attaques les voyaient à l'instant redoubler ; en vain elles invoquaient de puissantes protections pour les faire cesser, aucun pouvoir n'était capable de le faire. Nous n'en citerons qu'un exemple. Le régiment envoya un jour un brevet de calotin à Coypel le jeune, en le désignant comme son second peintre. Coypel le père, voyant ce titre à son fils, pensa, non sans raison, qu'on le regardait lui-même comme le premier. C'était peu de temps après la mort de Louis XIV. Dans son indignation, il alla trouver le régent et lui demander sa protection. - Je n'ai aucun pouvoir sur ce régiment, lui répondit le duc d'Orléans, adressez-vous au généralissime. – Monseigneur, reprit Coypel hors de lui, si votre altesse ne me rend pas justice, je suis tellement déshonoré qu'il faut que je sorte du royaume. - Eh bien ! bon voyage, lui répondit tranquillement le régent. Et ce fut la seule réponse qu'il put obtenir.

Coypel le fils, qui avait reçu le brevet, devint bientôt l'ami particulier du généralissime, et peignit, en 1726, l'original du portrait dont nous donnons ici une faible reproduction. Aymon, dans ce portrait, soutient avec sa main droite la marotte, insigne de son commandement ; sa main gauche montre le spectateur ; et l'expression de la figure du général suffit pour faire comprendre ce geste. A voir ses yeux froncés avec malice, sa bouche ironiquement contractée, le souvenir se reporte involontairement sur une estampe où se trouvent trois ânes diversement groupés, avec cette inscription : Nous sommes quatre. Il semble qu'on va entendre Aymon prononcer à son tour ces mots : Nous sommes deux. Au-dessus de sa tête voltigent des papillons,

Les plus légers des oisillons, 

selon une expression calotine.

Depuis la mort de de Torsac, la place de généralissime demeura vacante jusqu'à la mort d'Aymon, qui, après être resté pendant cet espace de temps revêtu du titre de secrétaire, quoique étant réellement le chef du régiment, mourut à Versailles le 5 mai 1751, à la suite d'une longue maladie ; il était âgé de soixante-quatorze ans.

Représentation, peinte à la main, des armes du Régiment de la Calotte.

Dans le double cadre central, le médaillon de droite figure un bouffon brandissant une marotte dans la main droite; la même marotte figure au médaillon de gauche, entourée de papillons; des deux côtés du cadre, deux singes en vêtements humains; en haut, un drapeau vert blasonné de papillons flotte au-dessus d'une calotte surmontée par un rat ; en bas, une plaque avec quatre cloches pendantes porte la devise Luna Duce Auspice Momo (avec la lune pour guide et sous les auspices de Momus)

Cette peinture orne un ouvrage manuscrit (qui a fait l'objet d'impressions diverses entre 1725 et 1753), Recueil des Brevets du Régiment de La Calotte. L'ouvrage comprend 116 odes satiriques mordantes adressée au "promus", parmi lesquels figurent Louis Armand de Bourbon prince de Conti (1695-1727), Charles Antoine Coypel (1694-1752), Dornel, Claude Louis Hector duc de Villars (1653-1734), maréchal de France, François Eugène de Savoie-Carignan, prince de Savoie (1663-1736), Prosper Jolyot de Craisbillon dit Crébillon père (1674-1762), Philippe Néricault Destouches (1680-1754), Voltaire, ...

Les armes du Régiment de la Calotte par Coypel, gravure publiée dans l'ouvrage de Raoul Vèze, Les Sociétés d'amour au XVIIIe siècle (1906).

 

Le Régiment de la calotte est un opéra comique en un acte, de Lesage, Fuzelier et Dorneval, créé en septembre 1721. La Réforme du régiment de la calotte est un opéra comique en un acte, de Delafont, créé le 16 septembre 1721. Alain René Le Sage (1668-1747) publia en 1783 une pièce en un acte sur le même sujet. André Danican Philidor a composé une Marche du régiment de la Calotte.

Parmi les plus célèbres brevets de calotte, figure celui accordé aux maçons.
 

Dans son Mémoire sur la satire a l’occasion d’un libelle de l’abbé Desfontaines contre l’auteur, Voltaire s'est, en 1739, violemment élevé contre les Satires nommée calottes :

Au milieu des délices pour lesquelles seules on semble respirer à Paris, la médisance et la satire en ont corrompu souvent la douceur. L’on y change de mode dans l’art de médire et de nuire comme dans les ajustements. Aux satires en vers alexandrins succédèrent les couplets; après les couplets vinrent ce qu’on appelle les calottes. Si quelque chose marque sensiblement la décadence du goût en France, c’est cet empressement qu’on a eu pour ces misérables ouvrages. Une plaisanterie ignoble, toujours répétée, toujours retombant dans les mêmes tours, sans esprit, sans imagination, sans grâce, voilà ce qui a occupé Paris pendant quelques années; et pour éterniser notre honte, on en a imprimé deux recueils, l’un en quatre, et l’autre en cinq volumes : monuments infâmes de méchanceté et de mauvais goût, dans lesquels, depuis les princes jusqu’aux artisans, tout est immolé à la médisance la plus atroce et la plus basse, et à la plus plate plaisanterie. Il est triste pour la France, si féconde en écrivains excellents, qu’elle soit le seul pays qui produise de pareils recueils d’ordures et de bagatelles infâmes. 

Les pays qui ont porté les Copernic, les Tycho-Brahé, les Otto-Guericke, les Leibnitz, les Bernouilli, les Wolf, les Huygens; ces pays où la poudre, les télescopes, l’imprimerie, les machines pneumatiques, les pendules, etc., ont été inventés; ces pays que quelques-uns de nos petits-maîtres ont osé mépriser, parce qu’on n’y faisait pas la révérence si bien que chez nous; ces pays, dis-je, n’ont rien qui ressemble à ces recueils, soit de chansons infâmes, soit de calottes, etc. Vous n’en trouvez pas un seul en Angleterre, malgré la liberté et la licence qui y règnent. Vous n’en trouverez pas même en Italie, malgré le goût des Italiens pour les pasquinades.

Je fais exprès cette remarque, afin de faire rougir ceux de nos compatriotes qui, pouvant faire mieux, déshonorent notre nation par des ouvrages si malheureusement faciles à faire, auxquels la malignité humaine assure toujours un prompt débit, mais qu’enfin la raison, qui prend toujours le dessus, et qui domine dans la saine partie des Français, condamne ensuite à un mépris éternel. 

 

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