Stances adressées aux Francs-maçons (Lyon, 1787)

Quoique ce site soit essentiellement consacré à la musique maçonnique, ses habitués savent que nous ne répugnons pas à y diffuser parfois des poèmes, pas nécessairement tous destinés à être chantés.

Celui-ci nous a semblé particulièrement indicatif de la perception des maçons du XVIIIe ; dans un style assez balourd, il reprend en effet toutes les thématiques les plus courantes du discours et du chansonnier maçonniques de ce siècle. On notera particulièrement (au dernier vers) la question posée comme un critère de la vie bonne : qu'as-tu fait pour l'avenir ?

Il figure (pp. 81-4) au n° 6 (21 mars 1787) d'une publication profane, le Journal de Lyon.

L'ouvrage de Daniel MORNET, LES ORIGINES INTELLECTUELLES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 1715 - 1787, cite (pp. 539-40) quelques vers de ces Stances. 

        

   

                          

 Stances

adressées aux francs-maçons

 

TEMPLE de la Maçonnerie,
séjour du calme et de la paix, 
asile où n’entrèrent jamais
la haine et sa noire furie.

 

Chez toi, loin du chemin impur
qui conduit à celui du vice,
par le sentier de la justice,
j'arrive d'un pas ferme et sûr.

 

 Faveurs, sociétés mondaines, 
vous empoisonnez vos bienfaits ;
pour moi vous n'avez plus d'attraits,
je romps vos criminelles chaînes.

 

  Parmi des Frères non rivaux,
c'est là que je commence à vivre,
& j'empêcherai de m'y suivre,
le souvenir de tous mes maux.

 

En vain la noire calomnie
aiguise ses traits destructeurs,
des Maçons le puissant génie
me garantit de ses fureurs.

 

Triomphe enfin, Ordre sublime,
arrache à l'erreur son bandeau ;
le bien que tu fais me ranime,
je vais esquisser ton tableau.

 

Je t'implore, divine Astrée !
dirige, ennoblis mes crayons ;
du feu de la voûte azurée
laisse échapper quelques rayons.

 

D'un frère la plus belle gloire
est de cacher le bien qu'il fait ;
celui qui reçoit le bienfait,
seul en conserve la mémoire.

 

Humble dans la prospérité,
dans le malheur, plein de courage,
sans morgue et sans sévérité,
il suit les préceptes du sage.

 

L'égoïste est son ennemi,
l'hypocrite craint sa présence ;
par un esprit de tolérance,
d'un Bonze il se fait un ami.

 

Il foule, il enchaîne les vices ;
par lui le crime est abattu :
il élève des édifices
pour la sagesse & la vertu.

 

Par-tout où la lumière brille
le Maçon trouve des amis ;
la terre entière est son pays ;
il est toujours dans sa famille.

 

Il est encor d'autres plaisirs
indiqués par la loi commune,
& sans danger pour sa fortune,
il satisfait tous ses désirs.

 

Dans un banquet, la douce ivresse
fait chérir un sobre festin ;
content de cet heureux destin,
il badine avec la sagesse.

 

Pour son roi, le verre à la main,
Il fait des vœux ardents, sincères ;
il célèbre aussi tous ses Frères,
qu'il porte à jamais dans son sein.

 

Enfant chéri de la nature,
il sent le pouvoir de l'amour ;
à la beauté s'il fait sa cour,
sa passion est vive et pure.

 

Epoux, il chérit ses liens ;
fils, père, il aime avec tendresse,
il est l'appui de la jeunesse,
l'ami de ses concitoyens.

 

Sa morale est pure, elle est saine,
elle séduit & parle au coeur,
l'échauffe, l'embrase & l'entraîne,
par ses préceptes, sa douceur.

 

Il hait la fatale industrie
qui sert un guerrier destructeur ;
mais s’il faut venger sa patrie,
bientôt il vole au champ d’honneur.

 

Apprendre à l'homme à se connaître ;
le ramener, par la raison,
au grand principe de son être,
c'est le secret du franc-Maçon.

 

Viens donc, profane, à nos écoles ;
fuis, fuis le torrent dangereux,
& pour être vraiment heureux,
grave dans ton coeur ces paroles.

 

« Mortel, ta course va finir ;
» le temps fuit, la parque s'avance :
 » voici la terrible balance :
» Dis, qu'as-tu fait pour l'avenir ?

                     Par M. Cl.... de Lyon.

Petit règlement de comptes extrêmement fraternel

Nous n'avons pu identifier avec précision l'auteur, M[onsieur] Cx.... (ou : Cl....) de Lyon.

Selon Aimé IMBERT, auteur de Les loges maçonniques lyonnaises au XVIIIe siècle (Editions Le Temps des Pierres, Lyon, 2013), que nous avons consulté à ce sujet, Cx pourrait peut-être correspondre à Jean Baptiste Champeaux le jeune, qui était membre de la Loge St-Jean de Jérusalem d’Ecosse comme tous les acteurs du vaudeville rapporté ci-dessous. Chirurgien, membre du Collège Royal de chirurgie de Lyon, il occupe plusieurs postes d’officier de la Loge avant d’en devenir le Vénérable en 1789. 

Voir à ce sujet l'ouvrage précité, aux pages 249 ss., particulièrement 252 à 254.

Mais nous connaissons en revanche un de ses meilleurs ennemis.

François Billiemaz (ou Billemaz, 1750-1793) est défini comme suit par PHILIBERT LE DUC en 1874 dans HISTOIRE de la RÉVOLUTION DANS L'AIN (p. 217) :

Un ardent propagateur des principes révolutionnaires, qui périt néanmoins sur l'échafaud de la Terreur, le bugiste Billiemaz (François), publia en 1790 un projet d'organisation judiciaire [ndlr : où il exprime sa méfiance vis-à-vis de la peine de mort], suivi d’une lettre signée le F. Jérémie et datée du 27 février 1790. Ce bugiste, né à Belley vers 1750, était greffier en chef de la sénéchaussée de Lyon. Il avait fait preuve d'esprit et d'érudition dans plusieurs ouvrages : Les Francs-Maçons plaideurs (1786), Discours de l’âne de Naboth (1787), le Grand Bailliage de Lyon, comédie en un acte et en prose, représentée par MM. les Officiers audit siège (1788).

Les Francs-Maçons plaideurs et leur suite Discours de l'âne du Frère Naboth racontent avec force détails (et beaucoup d'impertinence) l'histoire (extrêmement complexe) d'un procès maçonnique (probablement inspiré de faits réels) où ceux qui sont dans leur bon droit se trouvent déboutés par la Loge Provinciale de Lyon, pour des raisons que l'auteur analyse férocement comme suit (p. 82) :

1. Vous plaidiez contre un vénérable, dans un tribunal composé de vénérables, & dont il étoit membre, c'est ainsi, que les emphytéotes gagnent rarernent leurs procès contre leurs Seigneurs, dans un tribunal composé de Seigneurs. 

2. Votre vénérable est noble de naissance, les chefs de notre loge Provinciale sont nobles, croient l'être ou prétendent le devenir ; l'on a voulu sauver à votre vénérable, le désagrément de succomber contre des roturiers.

Appel est donc fait ensuite à Paris auprès de la Chambre des Provinces du Grand Orient, avec un succès mitigé.

Entr'autres (multiples) digressions, le Discours de l'âne du Frère Naboth fait (p. 133-5) de multiples commentaires sur les Stances ci-dessus. Il s'agit visiblement d'un règlement de comptes de Billemaz avec l'auteur des Stances, qu'il surnomme Abiron, et dont, dans les pages suivantes, il critique tout aussi férocement une épître qu'il juge encore plus mauvaise (nous n'avons pu l'identifier) pour terminer (p. 147) par 3 cruels couplets. Voici le dialogue correspondant à cet éreintement (quelque peu partial) :

     Frère THEGLAT.

... A propos de correspondances, j'allois oublier de vous dire que j’ai reçu, par le dernier courrier, une ode de la façon de ce petit frère Abiron ; il a, je crois, voulu parler de la maçonnerie ; il y a amené toutes les divinités du paganisme, ce qui est déjà une cacophonie : comment l'a-t-on trouvé à Lyon ?

     Frère JÉRÉMIE.

Détestable.

     Frère THEGLAT.

Bien jugé ; détestable, c'est le mot, c’est du gâchis ; j’ai dit d'après Molière [Le Misanthrope] : 

Je pourrois par malheur en faire d'aussi méchants ;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.

J’aurois été surpris qu’il fût sorti de cet homme quelque chose de passable, ou il auroit bien fait des progrès : de mon temps il ne connoissoit pas sa langue ; je ne vis en lui que fatuité et ignorance.

     Frère JÉRÉMIE.

Les deux qualifications sont encore applicables, et c’est pour l'apprendre au public qu’il a publié son ode.

     Frère THEGLAT.

La divine Astrée qu’il invoque au septième couplet, sourde à sa voix, n’a pas ennobli ses crayons ; quoiqu’il y ait conclu, il a estropié tout ce qu’il a pillé, et il en a pillé les trois quarts dans nos vieux cantiques maçonniques [NDLR : ce reproche nous semble peu justifié] : ce qui est de lui, est du galimatias ; il en est beaucoup pour les chemins ; il en a mis jusqu'à trois dans le second couplet : lisons.

1.
Chez toi, loin du chemin impur

2.
Qui conduit à celui du vice

3.
Par le sentier de la justice.

     Frère JÉRÉMIE.

Je conviens que voilà deux chemins et un sentier ; mais vous m’avouerez que l’on peut faire de mauvais vers, et être très-honnête homme, et la loge de la Bienveillance vous attestera que ce frère Bienveillant veut le bien de ses frères.

     Frère THEGLAT.

Si je rencontre jamais ce frère Bienveillant, je lui dirai, en lui citant son septième couplet : Apprends, maraud, que c’est la lumière qui donne des rayons, et non le feu.

     Frère JÉRÉMIE.

Grâce, grâce, Très Cher Frère.

     Frère THEGLAT.

Je la lui ferois s’il y avoit dans son ode une seule idée de lui qui pût la lui mériter.

     Frère JÉRÉMIE.

Vous n’avez donc pas fait attention qu’il a amené par force la Parque dans son dernier couplet, pour trancher le cours de ses sottises !

     Frère THEGLAT.

Frère Jérémie, appellez-vous cela de l'indulgence ? ...

Ce n'est assurément pas une parfaite harmonie qui régnait à cette époque entre les membres des Loges de Lyon ...

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