Le manuscrit de Chantilly
Dans les premiers pas de la Franc-maçonnerie en France au XVIIIe siècle (Edimaf, 2000), Charles Porset publie (pp. 93-125) un texte qu'il considère comme jusqu'alors inédit, et datant selon lui d'environ 1745, le "manuscrit de Chantilly", qui contient notamment la chanson ci-dessous. Ce long texte reprend tous les thèmes classiquement utilisés à l'époque pour faire l'apologie de la maçonnerie, et en particulier la défense de son caractère alors exclusivement masculin. |
|
Nous avons trouvé une version imprimée de ce document : en 1744, un divulgateur de secrets maçonniques, Travenol, a publié, sous le pseudonyme de Gabanon, son pamphlet intitulé Catéchisme Des Francs-Maçons, ouvrage qui est disponible sur le site de la Bayerischen Staatsbibliothek.
A la fin de cet ouvrage (p. 65), il indique : Pour rendre ce petit Ouvrage plus complet, et satisfaire de plus en plus nos Lecteurs sur ce qui concerne cette Société, nous avons jugé à propos de joindre à cette nouvelle Edition les pièces suivantes qui nous sont tombées entre les mains pendant qu'on l'imprimait. L'une de ces pièces est le texte concerné, que ci-dessous nous faisons figurer en vis-à-vis du texte du manuscrit tel que transcrit par Porset.
CHANSON sur l'air le bon clement dans la Bulle & c.
des francmaçons,
Le genre humain |
|
par une mordante apostille, de cent deffauts Loin des honneurs sans nuls désirs Pour être heureux |
|
d'un ami gardés le mistére, Cedés aux grands, la fermeté Qu'est ce que dieu ? de tous les biens, |
|
par ces leçons de la Beauté sexe charmant, de ses serments d'un foible enfant |
|
d'un foible enfant de son pinceau en seducteur, nous nous taisons, à vôtre voix, |
|
d'un mot vous calmés leurs coleres, parlés toujours, tout l'univers seule ici bas |
Quid de l'air ? La mention donnée pour l'air semble quelque peu sibylline : le bon Clement dans la Bulle, &c. Sans doute faut-il comprendre qu'il a existé une sorte de vaudeville dont le titre commençait (& c. devant, selon l'usage de l'époque, se lire etc.) par La Bulle et qui comprenait un air intitulé Le bon Clément ? Nous n'avons malheureusement rien retrouvé de ce genre (à part peut-être la chanson d'incipit De la Bulle du Saint-Père qu'on trouve à cette intéressante page), et en sommes réduits aux hypothèses. 1. S'agirait-il de la bulle IN EMINENTI par laquelle le pape Clément XII condamnait la Franc-maçonnerie en 1738 ? Quoique cette bulle ait été peu connue et diffusée en France (où, n'ayant pas été avalisée par le Parlement, elle n'était pas d'application), il n'est pas impossible qu'elle y ait excité la verve d'un chansonnier... 2. On peut aussi supposer qu'il puisse s'agir de la bulle de Clément XI Unigenitus dei Filius condamnant en 1713 les doctrines du jansénisme. Cette hypothèse apparaît comme vraisemblable, si l'on se rappelle que l'affaire du non-enregistrement de cette bulle par le Parlement tint la France en haleine jusqu'en 1730. 3. Il est même possible de remonter plus haut dans le temps ... et puisqu'en France tout finit par des chansons, pourquoi pas imaginer que ce libellé soit lié à une page célèbre de l'histoire de France, que Voltaire narre comme suit à l'article Bulle de son Dictionnaire philosophique : La bulle Ausculta, Fili, du 5 décembre 1301, lui [ndlr : Philippe le Bel] fut adressée par Boniface VIII, qui, après avoir exhorté ce roi à l’écouter avec docilité, lui disait: « Dieu nous a établi sur les rois et les royaumes pour arracher, détruire, perdre, dissiper, édifier et planter, en son nom et par sa doctrine. Ne vous laissez donc pas persuader que vous n’ayez point de supérieur, et que vous ne soyez pas soumis au chef de la hiérarchie ecclésiastique. Qui pense ainsi est insensé; et qui le soutient opiniâtrement est un infidèle, séparé du troupeau du bon pasteur. » Ensuite ce pape entrait dans le plus grand détail sur le gouvernement de France, jusqu’à faire des reproches au roi sur le changement de la monnaie. Philippe le Bel fit brûler à Paris cette bulle, et publier à son de trompe cette exécution par toute la ville, le dimanche 11 février 1302. Le pape, dans un concile qu’il tint à Rome la même année, fit beaucoup de bruit, et éclata en menaces contre Philippe le Bel, mais sans venir à l’exécution. ... Clément V, successeur de Boniface VIII, révoqua et annula l’odieuse décision de la bulle Unam sanctam, qui étend le pouvoir des papes sur le temporel des rois, et condamne comme hérétiques ceux qui ne reconnaissent point cette puissance chimérique. (NB : il faut savoir qu'en 1303 Philippe le Bel fit prisonnier le pape Boniface VIII, et qu'il imposa pour sa succession en 1305 un Français, précisément Clément V, premier d'une série de papes français). Mais, revenant sur la question de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, le même Voltaire, dans Les Droits Des Hommes Et Les Usurpations Des Papes en 1768, signale une autre affaire de bulle à laquelle est mêlé un autre pape Clément, "le bon Clément IX" comme il l'appelle : le 10 février 1715, le pape crut abolir par une bulle le tribunal de la monarchie sicilienne. |