L'Ordre de la Boisson

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Voilà encore un de ces sociétés qui fleurirent à la même époque que la maçonnerie et qui portent témoignage de la naissance à ce moment de nouvelles formes de sociabilité. 

On la connaît notamment par ce qu'en dit Pérau à la note de la p. 4 de son ouvrage L'Ordre des Francs-Macons trahi, et Le secret des Mopses révélé. Celui-ci la cite en effet parmi divers Ordres qui ont fleuri en France à différentes reprises et où, du fait que c'étaient autant de Sociétés Bachiques, dans lesquelles on ne célébrait que le Dieu du Vin, les femmes avaient supporté plus patiemment [que dans la Société des francs-maçons] de n'être point admises. 

Pérau mentionne à ce titre l'Ordre de la Méduse, établi à Toulon par Mr. de Vibray : celui de la Grappe, à Arles, par Mr. de Damas de Gravaison : celui des Trancardins, si célébré par les belles Chansons de Mr. L'Ainé & enfin l'Ordre de la Boisson, qui se forma dans le Bas-Languedoc au commencement de 1703.

Alors que Pérau ne fait que citer les trois premiers, il s'étend longuement (dans une note au bas des pages 4 à 8) sur le dernier :

Mr. de Posquières, Gentilhomme du Pays, fut nommé Grand-Maître, & il prit le nom de Frère François Réjouissant. Comme ce nouvel Ordre enchérissait sur tous ceux qui avaient paru jusqu'alors, on lui donna le titre de l'Etroite Observance. J'ai cru faire plaisir au Public, d'en rapporter ici les Statuts : l'élégance, le goût, la délicatesse qui y règnent, donnent une idée bien favorable de l'Ordre & de l'Auteur.

Frère François Réjouissant,
Grand-Maître d'un Ordre Bachique,
Ordre fameux et florissant,
Fondé pour la santé publique,
A ceux qui ce présent Statut
Verront & entendront, Salut :

Comme l'on sait que dans la vie,
Chacun, au gré de ses désirs,
Cherche à se faire des plaisirs,
Selon que son goût l'y convie ;
Nous, qui voyons que nos beaux jours,
Et l'heureux temps de la jeunesse,
Fuyent avec tant de vitesse
Que rien n'en arrête le cours ;
Et voulant que le peu d'années
Qui nous conduisent à la mort.
Soient tranquilles et fortunées,
Malgré les caprices du sort ;
De notre certaine science,
Parmi la joie et l'abondance,
Débarrassés de tout souci,
Hors de celui de notre panse,
Nous avons, dans une Séance.
Dressé les Statuts que voici.

Dans votre auguste compagnie,
Vous ne recevrez que des gens
Tous bien buvant et bien mangeants,
Et qui mènent joyeuse vie.

Mêlez toujours dans vos repas,
Les Bons-mots et les Chansonnettes.
Buvez rasade aux amourettes ;
Mais pourtant ne vous grisez pas.

Que si, par malheur, quelque Frère
Venoit à perdre la raison,
Prenant pitié de sa misère,
Ramenez-le dans sa maison.

Pour boire du jus de la treille,
Servez-vous d'un verre bien net ;
Mais n'embouchez pas la bouteille,
Car je sais quel en est l'effet.

Je veux que désormais à table
Chacun boive à sa volonté ;
Les plaisirs n'ont rien d'agréable,
Qu'autant qu'on a de liberté.

Ne faites jamais violence
A ceux qui refusent du vin ;
S'ils n'aiment pas ce jus divin,
Ils en font bien la pénitence.

Dans nos Hôtels, si d'aventure,
Un frère salit ses discours
Par la moindre petite ordure,
Je l'en bannis pour quinze jours.

Que si ces peines redoublées
Sur lui ne font aucun effet,
Je veux que son Procès soit fait,
Toutes les Tables assemblées.

Gardez-vous surtout de médire ;
Et lorsque vous serez en train
De vous divertir & de rire,
Ménagez toujours le Prochain.

Enfin quand vous serez des nôtres,
Dans vos besoins secourez-vous ;
Le plaisir de tous le plus doux,
C'est de faire celui des autres.

On notera les conseils de modération, de décence et de tolérance (vis-à-vis des buveurs d'eau), l'existence d'une structure disciplinaire, et on remarquera, à la dernière strophe, le caractère d'assistance mutuelle et de philanthropie (ou de philadelphie) donné à la Société. C'est sans doute cela qui a donné à Pérau une idée bien favorable de l'Ordre.

photo empruntée au site Les Amis du Vieux Lançon

Le Mercure de France a publié en janvier 1742 (pp. 88-122) un

MEMOIRE pour servir à l'Histoire de l'Ordre de la Boisson, par M. MENARD, Conseiller au Présidial de Nîmes, Académicien Honoraire de l'Académie des Sciences & des Belles-Lettres de Lyon, & Associé à celle des Belles-Lettres de Marseille, adressé à M. le Marquis de GERLANDE

qui a été republié en 1810 (pp. 294-321) par l'Esprit du Mercure de France depuis son origine jusqu'à 1792.

Ce texte - dont Pérau s'est manifestement inspiré - est un historique de l'Ordre. Ménard y

  • reproduit les statuts, 

  • mentionne les Nouvelles de l'Ordre de la Boisson, publiées de 1703 à 1705 par Mourgier, 

  • cite quelques autres publications, 

  • explique que les membres n'étaient désignés que par des noms d'emprunt pittoresques, 

  • donne la formule des lettres de réception

  • mentionne la devise donec totum impleat (jusqu'à complet remplissage), illustrée par une bouteille qu'on verse dans un verre, 

  • décrit l'essaimage en 10 cercles régionaux chacun tenu d'envoyer tous les ans au Grand-Maître son contingent en vin

  • relate comment l'Ordre s'est rapidement éteint, malgré des tentatives de relance en 1716 et 1734, 

  • et termine par des biographies de Posquières et de Mourgier.

Dans le T. 1 de son célèbre livre Les sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes, leur histoire et leurs travaux, Dinaux (pp 102-118) consacre à l'Ordre un long article où il recopie beaucoup des données ci-dessus.

L'ordre a été ranimé en 1968 sous la dénomination d'Ordre de la boisson de la stricte observance des Costières du Gard, devenu en 1986 l'Ordre de la boisson de la stricte observance des Costières de Nîmes.

Les chansons

Comme toute société, celle-ci avait ses chansons, puisque, comme l'écrit  (pp. 107-108) le Mémoire de Ménard, comme il régne une extrême affinité entre le Dieu du vin & le Dieu des chansons, il ne se faisait point de repas parmi les Frères, où l'on n'en vît paraître quelqu'une ... En voici une qui fut extrêmement aplaudie, & que M. Flechier, l'un des plus Illustres Prélats dont l'Eglise de Nîmes puisse se glorifier, ne pouvait se lasser d'admirer.

Quand Iris prend plaisir à boire,
Bacchus croit que c'est pour sa gloire :
Mais l'Amour en a tout l'honneur :
Car en buvant, le Vin la rend si belle,
Que le plus altéré Buveur
S'enyvre moins de sa liqueur,
Que de l'Amour qu'il prend pour elle.

Mgr Fléchier (1632-1710) est effectivement un Prélat illustre.

Voilà en tout cas qui confirme ce qu'écrivait Pérau de ces Sociétés : C'étoient autant de Sociétés Bachiques, dans lesquelles on ne célébroit que le Dieu du Vin : on y chantoit pourtant quelques Hymnes à l'honneur du Dieu de Cythère ; mais on se contentoit de chanter, tandis qu'on offroit à Bachus des sacrifices très amples & très réels.

On trouve la partition à la p. 210 de La clef des chansonniers de Ballard (1717). Une édition moderne est visible ici.

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