L'Ordre de la Félicité
Calqué - comme tant d'autres à l'époque - sur la maçonnerie par ses Rites et son organisation, mais avec un symbolisme maritime, l'Ordre de la Félicité (qui était mixte) divise les commentateurs (on en trouvera ci-dessous un large échantillonnage) quant à ses finalités et ses moeurs : pour certains, c'était une sorte de société clandestine qui couvrait ses débauches d'un voile spécieux ; selon d'autres, elle était une ébauche de la maçonnerie d'Adoption et se trouvait au-dessus de tous les reproches. C'est l'avis de Thory - lequel concède quand même qu'il s'y commit quelques excès, qui entraînèrent selon lui la création d'une société analogue mais distincte, la Chevalerie de l'Ancre.
Notre opinion personnelle est que l'Ordre de la Félicité fut effectivement une société, certes badine, mais fort honnête dans certaines de ses escadres ; mais que dans d'autres par contre, il n'a sans doute que servi de paravent à des activités moins honnêtes (du point de vue de la morale coutumière), activités qui ont fait les choux gras de chroniqueurs peu bienveillants (dont des successeurs se sont complus à répéter de seconde main, et à amplifier, les propos) : le phénomène ne doit pas étonner, et d'ailleurs les débuts de la maçonnerie elle-même furent également marqués par la dénonciation (souvent calomnieuse, mais parfois justifiée) de certains excès, dans des loges dont certaines n'étaient effectivement que prétextes à saouleries ou même bacchanales.
Comme dans les autres sociétés de l'époque, l'Ordre de la Félicité a adopté un vocabulaire spécifique, composé essentiellement de termes maritimes (on tient Escadre par exemple au lieu de tenir Loge). Dans les banquets, dame jeanne ou empoulette est utilisé pour bouteille, faire aiguade pour boire et biscuit pour le pain. Mais ce (très abondant) vocabulaire est manifestement beaucoup plus riche - ce qui tendrait à confirmer les interprétations les moins favorables sur ses finalités - en termes lestes qu’en termes évoquant le banquet : promontoire pour tétons, gaillard pour la table de la gorge, cabestan pour les reins, cale pour le ventre, gouvernail pour croupion, sainte-barbe pour le C… - sic -, prendre les ris pour lever la jupe, ... Par contre l'Ordre manifeste des intentions vertueuses qui s'expriment par exemple dans ces mots de Moët (p. 48) :
|
Cet Ordre ne pouvait manquer d'avoir ses propres chansonniers (dont certaines pièces sont attribuées à l'abbé de Bernis).
L'un de ceux-ci fait partie (pp. 53-68) de L'Antropophile ; il est sans partitions.
Un autre, en apparence manuscrit, figure dans les collections de la Société de Musicologie de Languedoc et ne comprend que 16 pages, mais contenant les partitions.
Dans ces deux chansonniers, nous avons extrait trois exemples :
le premier présente l'Ordre de la Félicité comme le rival de la maçonnerie
mais le deuxième est propre à confirmer les pires accusations de libertinage portées contre l'Ordre.
la troisième est un marivaudage épicurien sur les activités de l'Ordre : L'isle de la Félicité n'est pas une chimère.
Quelques points de vue ... Nous avons rassemblé ci-dessous un florilège de textes glanés çà et là au sujet de cet Ordre. |
||
Un gazetin de 1745 Pierre Chevallier, dans son ouvrage Les ducs sous l’acacia, ou les premiers pas de la franc-maçonnerie française 1725-1743, (Libr. Vrin Paris 1964), cite (p. 124) le gazetin de la ville de Paris, qui écrit le 15 mars 1745 :
(NB : la Carton est cette danseuse de l'Opéra qui avait obtenu sur l'oreiller les confidences d'un maçon - non identifié avec certitude - pour les rapporter au lieutenant de police Hérault, chargé par le Cardinal de Fleury de pourchasser les maçons ; celui-ci en avait tiré en 1737 son opuscule La réception d'un Frey-Mason qui avait fait grand bruit). |
||
Lemaire Jacques Lemaire l'évoque comme suit à la p. 13 de son article Les premières formes de l'antimaçonnisme en France : les ouvrages de révélation (1738-1751) paru dans l'ouvrage collectif Les courants antimaçonniques hier et aujourd'hui disponible à la digithèque des bibliothèques de l’Université Libre de Bruxelles :
|
||
Moët
Le Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire en dit (p. 235) en avril 1857 :
Cet ouvrage est commenté comme suit par le libraire qui en a mis récemment un original en vente : Rare rituel de cet ordre maçonnique androgyne et leste, société mixte fondée en 1742 par des amis du plaisir. Selon Dorbon c'était une sorte de société clandestine qui couvrait ses débauches d'un voile spécieux. D'après Marcy c'est une des premières formes de la maçonnerie d'adoption, et l'ordre comprenait des grands Seigneurs ainsi que des dames de l'Opéra dont la fameuse Carton. Tout le jargon est entièrement basé sur le langage maritime. |
||
Bachaumont Le volume 3 (1769-72) des Mémoires secrets de Bachaumont donne (pp. 218-9), à la date du 13 octobre 1770, l'information suivante :
|
||
Dulaure Au Tome VIII de son HISTOIRE PHYSIQUE, CIVILE ET MORALE DE PARIS (PARIS 1824), J. A. DULAURE (qui témoigne par ailleurs d'une grande naïveté) écrit :
Dans sa Bibliographie raisonnée de l'argot et de la langue verte en France du 15e au 20e siècle, Yve-Plessis, qui fait référence à ce texte, s'en est visiblement inspiré (p. 160) en 1901, non sans en rajouter une couche. Il y parle avec autorité de L'Antropophile et d'un autre ouvrage, tout en reconnaissant qu'il ne les a même pas vus :
|
||
Raunié Dans une note qui figure dans son Chansonnier historique (vol. IX, p. 63), Raunié fait incidemment allusion à l'Ordre, en parlant de Mlle Laguerre :
NB : Selon les souvenirs de madame d'Oberkirch (cfr. L'armorial de Calliope, par Yvan Loskoutoff, p. 83) l'Ordre de la Félicité aurait été fondé par le duc de Bouillon, et ses ornements comprenaient effectivement un ruban vert, symbole de l'espérance, ainsi qu'une petite croix sur le coeur. |
||
Dinaux Mais c'est sans conteste Arthur Dinaux (1795-1864), en 1867 dans son livre Les sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes : leur histoire et leurs travaux, qui nous fournit la plus intéressante documentation sur l'Ordre de la Félicité, auquel il consacre 14 pages (301 à 314), dont nous recommandons la lecture intégrale et dont nous ne citerons que quelques extraits :
|
||
Thory Voici ce qu'en dit Thory aux chapitres II et III de son ouvrage Les sociétés secrètes des femmes : II. ORDRE DE LA FÉLICITÉ OU LES FÉLICITAIRES L’ORDRE des chevaliers et chevalières de la Félicité ou des Félicitaires fut établi à Paris par M. de Chambonnet. Le but allégorique de cette institution, calquée, à certains égards, sur la Franche-Maçonnerie, était un voyage à l'île de la Félicité. Ce voyage devait être fait par mer ; les chevaliers et chevalières devaient connaître à fond l’art de la navigation. Il en résultait que l'ordre était composé fictivement de marins et de frères et sœurs grands patrons et grandes patronnes. Les villes dans lesquelles il existait des sociétés de la Félicité se nommaient des rades, et le lieu des assemblées particulières, des escadres. Pour tenir escadre, il fallait la réunion de cinq membres. Pour entrer, on frappait deux coups, et jamais on n'était introduit sans que le visiteur ne fût questionné sur les planches de son vaisseau. Trois qualités essentielles étaient exigées pour être reçu dans l'Ordre comme aspirant : de l'agrément dans l'esprit, de la douceur dans le caractère et des talents pour le service de la mer. Le premier grade auquel on parvenait était celui de mousse ; L'ordre était gouverné par plusieurs
officiers ; savoir : Pour recevoir un chevalier ou une chevalière dans la société, il fallait être revêtu du grade de chef d'escadre. Lorsque l'un d'eux avait été introduit comme postulant, sur le consentement de ce chef, on lui faisait tourner la tête du côté du nord et réciter l'oraison de Saint-Nicolas, patron de l'Ordre ... Pendant cette prière, on faisait circuler une boîte de scrutin fermée à clef. Les votes terminés, le chef d'escadre conduisait le récipiendaire auprès de la boîte et la lui donnait à ouvrir ; lui-même jugeait de son sort ; une seule balotte noire suffisait pour l'exclure : lorsque le scrutin était favorable, toute l'escadre battait des mains et embrassait celui ou celle qui était admis à la réception ; car la cérémonie dont nous venons de rendre compte n'était qu'un préalable. Le postulant présenté de nouveau, le chef d'escadre le faisait introduire, l'interrogeait sur les embarquements qu'il avait faits, pour juger de son expérience dans la navigation ; ensuite, avec le consentement de l'escadre, il lui faisait prêter le serment suivant : « Je fais serment et je promets d'honneur de ne jamais révéler, sous quelque prétexte et en quelque manière que ce puisse être, aucun des secrets qui me seront confiés ; et (si c'était un homme qui était reçu) je consens, si je manque à ma parole, d'être regardé par mes frères comme un homme déshonoré ; (si c'était une dame, au lieu de cette phrase, on lui faisait dire) sous peine d'être livrée à la fureur des plus terribles matelots, si je manque à ma parole ».
Le chef d'escadre lui faisait ensuite promettre fidélité aux lois, règlements, statuts, etc. ; enfin, de ne jamais entreprendre le mouillage dans aucun port où il y aurait actuellement un vaisseau de l'Ordre à l'ancre. Si c'était une dame qui était admise, on lui faisait promettre de ne point recevoir de vaisseau étranger dans son port, tant qu'il y aurait un vaisseau de l'Ordre à l'ancre. Ces obligations prêtées, on admettait le candidat en lui donnant un coup d'épée sur l'épaule et ensuite l'accolade. On lui attachait à la boutonnière un câble et une ancre, en ajoutant ces paroles : Puisse votre ancre ne jamais dévier ! puisse St.-Nicolas vous conduire toujours droit au port ! Quand on recevait le serment d'une dame, elle était assise à la place du chef d'escadre qui se mettait à ses genoux; elle avait la main droite sur son épaule, tandis qu'il posait la sienne sur l'épaule de la néophyte. On leur lisait les statuts et formulaires, et on leur donnait les signes et mots de reconnaissance. ... Tels sont les détails des mystères de l'Ordre de la Félicité. Nous ne nous appesantirons pas sur les équivoques que pourraient présenter quelques expressions du serment ou du rituel de cette société. Il est évident que ces réunions n'étaient que de pur agrément ; il est encore probable que les demoiselles étaient exclues des escadres, et qu'elles n'étaient reçues que dans les bals et concerts qui suivaient la manœuvre. On doit dire que cette société était composée de beaucoup de seigneurs et de dames distinguées, et qu'elle était au-dessus de tous les reproches ; cependant elle fut l'objet d'une critique amère dirigée contre les Félicitaires en 1745, dans une brochure anonyme intitulée : Le moyen de monter au plus haut grade de la marine sans se mouiller, dans laquelle la calomnie verse ses venins sur l'institution. Cet écrit donna lieu à une réponse publiée à Paris en 1746, intitulée Apologie de la Félicité. Dans cet écrit, les Félicitaires sont complètement disculpés de toutes les imputations odieuses qu'on chercha à répandre contre eux. L’Ordre de la Félicité n'existe plus depuis longtemps ; ses escadres paraissent avoir été coulées bas par les Loges d'adoption qui s'introduisirent à sa suite. III. ORDRE DES CHEVALIERS ET CHEVALIÈRES DE L’ANCRE Une scission qui s'opéra en 1745, dans l'Ordre de la Félicité, donna lieu à la création de l'Ordre des chevaliers et des chevalières de l'Ancre. Il paraît que parmi l'immense quantité de personnes de tous états qui avaient été reçues dans l'Ordre de la félicité, il s'était introduit des gens d'une condition basse ; qu'alors il s'y commit quelques excès, parce que la multitude s'était emparée du timon. Bientôt, dit un écrivain contemporain, la livrée parvint au grade suprême de chef d'escadre, et la grisette se nicha dans le tabernacle. La séparation devenait donc nécessaire. Les chevaliers de l'Ancre et leurs dames conservèrent cependant les formules de la Félicité, à quelques variantes près. Leur but était le même, celui d'entrer dans son île fortunée. Ils se contentèrent de changer leurs mots de reconnaissance et leurs décorations : au lieu de porter un câble et une ancre, ils adoptèrent une médaille sur laquelle étaient gravés tous les attributs de la marine. Nous ne dirons rien de plus de cette institution, qui a été détruite comme la première, et dont on ne retrouve la trace dans aucun pays. |
||
Kauffmann et Cherpin Dans leur Histoire philosophique de la franc-maçonnerie parue à Lyon en 1850 (pp. 444-5), Kauffmann et Cherpin semblent s'être fort inspirés de Thory, mais en y ajoutant une appréciation qui, curieusement, fait de l'Ordre un instrument de la démocratisation de la maçonnerie :
|
||
Beaurepaire Dans son article Officiers «moyens», sociabilité et Franc-maçonnerie - Un chantier prometteur, Pierre-Yves Beaurepaire écrit, à propos de Bertin du Rocheret (Valentin Philippe Bertin du Rocheret, 1693-1762, était producteur de vin de champagne - dont il fut grand fournisseur des premières Loges de Paris et de Lorraine -, historien, grand voyer et lieutenant criminel du bailliage d'Epernay ; il fut initié en 1737 dans la loge du duc d'Aumont) :
Et il ajoute en note :
Le caractère durable et sérieux de cette implantation en Normandie est confirmé par une information donnée par Bord dans La franc-maçonnerie en France des origines à 1815 : il y signale en effet (p. 424), à propos de la Loge dieppoise de Saint-Louis (fondée en 1766, elle prit plus tard le titre des Coeurs Unis) que A côté d'elle fonctionnait une Loge d'adoption de l'ordre de la Félicité. Ce qui semble bien confirmer que l'ordre de la Félicité fut un prédécesseur de la maçonnerie d'Adoption, avant que celle-ci ne soit instituée officiellement par le Grand Orient en 1774. |
||
Vèze L'ouvrage de Raoul Vèze, Les Sociétés d'amour au XVIIIe siècle (1906), consacre aussi, d'un point de vue très orienté, tout un chapitre à l'Ordre de la Félicité, à partir de la p. 176. Il n'est pas difficile de démêler, dans ce jargon mystico-voluptueux, les aspirations des Félicitaires, et de comprendre que leur excursion maritime ressemble, à s'y méprendre, à l'embarquement pour Cythère, écrit malignement (p. 188, à propos du voyage vers l'île de la Félicité évoqué par l'Ordre), Vèze, lequel s'empresse d'illustrer son propos par la gravure suivante, qui n'est pas sans évoquer Watteau (mais dans le style ni nu ni vêtu) :
|
||
Chobaut Dans son article LES DÉBUTS DE LA FRANC-MACONNERIE EN AVIGNON 1737-1751 (Mémoires de l'Académie du Vaucluse, 1924), H. CHOBAUT écrit :
|