Chanson d'un petit maître aspirant à la maçonnerie
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L'édition 1762 du Dictionnaire de l'Académie française donne la définition suivante d'un petit-maître : on appelle ainsi un jeune homme de Cour, qui se distingue par un air avantageux, par un ton décisif, par des manières libres & étourdies (on dirait peut-être aujourd'hui un prétentieux merle). Dans son Dictionaire (sic) critique de la langue française (1788), Jean-François Féraud cite : Un Petit-Maître, avec ses grimaces, est aussi loin du caractère d'un galant homme, qu'un faux dévot, avec son air sanctifié, est éloigné du caractère d'un homme véritablement religieux.
Dans Les Ridicules du siècle, François-Antoine Chevrier (1721-1762) décrivait ainsi en 1752 (pp. 24-27) cet être bizarre, l'idole de la société, & le fléau du bon sens : Le petit-maître du siècle est un homme qui joint à une figure avantageuse, un goût varié pour les ajustements ; amateur de la parure, il doit marier agréablement l’agrément avec la magnificence ; esclave de la mode & des préjugés du jour, il n’est point asservi à ces mots usés, follement consacrés parmi nous, sous les noms de raison & de vertu ; copie exacte de la femme du grand monde, s’il diffère d’elle, ce n’est que par un supplément d’extravagances & de ridicules ; jaloux de plaire sans être amoureux, il cherche moins à être heureux que la gloire de le paroître ; constant dans ses écarts, léger dans ses goûts, ridicule par raison, frivole par usage, indolent à flatter, ardent à tout anéantir, ennemi du public qu’il voudroit cependant captiver : rien à ses yeux n’est supportable que lui-même ; encore craint-il quelquefois de se voir sensé, dans l’appréhension de se trouver moins aimable. […] la vivacité, tranchons le mot, l'étourderie est leur apanage : aussi volubile dans le jargon, qu’inconsidéré dans le propos, un petit-maître ne doit jamais réfléchir, & il faut qu’il déraisonne constamment plutôt qu’il s’expose à ennuyer une minute ... |
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Dans le Dictionaire
(sic) comique, satyrique, critique, burlesque, libre & proverbial
de Le Roux, on pouvait lire dès 1718 (p. 310) :
Petit maître. Pour un homme qui fait l'entendu, l'esprit fort, qui s'en fait accroire, qui se carre & donne des airs, qui fait le petit tyran, le méchant, le Rodomond, qui n'estime que sa personne & traite le reste des hommes de rien, qui est présomptueux, vain & orgueilleux, fol, ignorant, incivil & querelleux, vagabond, débauché, en un mot un abrégé ridicule de tout ce qu'il y a de sot & d'extravagant au monde ; ces petits maîtres sont si communs en France & sur tout à Paris, qu'on ne sauroit faire un pas dans les rues sans en être insulté ; il y en a quatre classes & de quatre sortes : la première est composée d'Officiers, Mousquetaires & autres jeunes soldats de qualité ; la seconde d'Abbez musqués, Bénéficiers ; la troisième de gens de Robe, comme de jeunes Conseillers, Avocats, ou Procureurs, ou Ecoliers de Droit ; & la quatrième de Courteaux de boutique au nombre desquels sont aussi compris les laquais, filoux, & autres batteurs de pavé. Je pourrois pour donner un moment de plaisir au lecteur faire le portrait naturel de chacun de ses sortes de petits maîtres : mais comme je m'éloignerois trop du sujet de mon Dictionnaire, je me contenterai de lui en promettre une ample description dans un petit ouvrage que je ferai succéder à mon Dictionnaire, & qui aura pour titre Paris ridicule (NDLR : cet ouvrage n'a jamais paru). |
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Il serait difficile de ne pas considérer comme une pointe ironique contre la maçonnerie le titre de Grand-Petit-Maître de l'Ordre de la Frivolité octroyé le 4 janvier 1758 à Messire Alexandre-Hercule Epaminondas, chevalier de Muscoloris selon le facétieux Livre des quatre couleurs de 1757, comme le rapporte (T. 1, p. 350) Dinaux dans son célèbre livre Les sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes, leur histoire et leurs travaux. |
Le Petit-Maître corrigé est une comédie de Marivaux (1734).
L'expression se trouve également dans une autre chanson de la même période, qui met en évidence la contradiction entre le caractère du petit-maître et les vertus maçonniques : Petit-maître fantasque / Crépi de vanité / Vois arracher ton masque / Par la vérité. / L’homme ici, tel qu’il est, / A nos regards paraît.
Dans des Statuts en usage dans les Loges de France,
dont on trouve diverses éditions à partir de 1739, on peut lire cet
article :
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Le Petit-maître est également pris pour cible dans cette chanson-ci : Petit-Maître intraitable, Rempli de vanité, Nous vous rendrons aimable Sans vice & sans fierté.
... chantant ...
Le langage quelque peu précieux et affecté du petit-maître qui s'adresse ici aux maçons va bien dans le sens de ces définitions.
Cette Chanson se trouve aux pp. 61-62 du recueil de La Chapelle ; par la suite, on ne la retrouvera, à notre connaissance (et avec la même réponse que ci-dessous), que :
dans le recueil de Jolly (pp. 86-89), avec une partition équivalente à celle de Chapelle.
dans le recueil de Sophonople (pp. 80-82), qui donne comme air : de Joconde
dans la Muse maçonne de Lussy (pp. 36-9), avec une partition légèrement différente.
L'air de la partition ci-dessous, sans être identique, est effectivement fort ressemblant à celui donné (n° 659) sous le titre Joconde par la Clé du Caveau.
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Chanson d'un petit maître
aspirant à la maçonnerie Le petit Maître adressant la parole à la Société. Si comme le Berger
Paris,
Si j'en juge par le
portrait
Une seule chose me tient
; |
... mais détrompé
Cette chanson du Petit Maître entraîne, à la page suivante (62 chez La Chapelle ou 88-9 chez Jolly, avec une typographie très semblable), une réponse du ... Grand Maître.
Grand Maître A l'époque, l'expression Grand Maître concerne habituellement le Vénérable d'une Loge, et non comme actuellement le président d'une Obédience, parfois désigné alors (ce sera le cas du premier Grand Maître français, le duc d'Antin) comme Grand Maître général. Cette question fait l'objet d'une des REMARQUES sur divers Usages de la Maçonnerie figurant (p. 158) à la fin de l'ouvrage de divulgation (attribué à l'abbé Pérau) intitulé L'Ordre des francs-maçons trahi, dont une édition de 1766 est visible sur Google-livres :
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LE GRAND
MAITRE
Lui répond pour le détromper, ainsi que tous les Profanes qui osent avancer que les Francs-Maçons ne reçoivent des Sujets qu'à l'appas de la rétribution. Sur le même Air. MOnsieur
l'o[b]stacle qui vous tient, Vous avez mal compris nos Lois, Sur cet argent nous prélevons |
Cette réponse vise la critique, qui - comme en témoigne une page de ce site - était déjà à la mode à l'époque dans la propagande anti-maçonnique, selon laquelle certains profiteurs ne constituaient des Loges que pour en tirer un bénéfice financier.
Fondez une société des honnêtes gens, tous les voleurs en seront. (Alain, Propos d'un Normand, t. III) |
Il est malheureusement à noter que cette accusation n'était pas toujours injustifiée : il est arrivé que des personnes astucieuses - qu'il s'agisse de maçons régulièrement initiés ou de profanes bien informés par les multiples divulgations de l'époque - improvisent des Loges dans le seul but de s'assurer quelques revenus.
Un astucieux parmi d'autres L'exemple suivant est donné par Thory au chapitre V (intitulé Du Rite d'Adoption et de l’Ordre des Fendeurs) de Les sociétés secrètes des femmes :
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Un des objectifs des Obédiences était d'éviter pareils écarts en imposant des conditions à l'octroi de Constitutions à toute nouvelle Loge. La suppression par le Grand Orient de l'inamovibilité des Maîtres de Loge a aussi contribué à cet objectif.
Cela était encore plus vrai en ce qui concerne les Loges dites de Hauts Grades, dont le foisonnement anarchique s'effectuait alors sans le moindre contrôle. De véritables commerces de diplômes et de textes de Rituels ont alors prospéré.
Cela n'a rien d'étonnant, à une époque où des Monsieur Jourdain bourgeois de la maçonnerie pouvaient donner cher pour se parer des ronflants titres d'une noblesse fictive, et où beaucoup considéraient le secret maçonnique, non comme ce qu’il était au départ (de simples clés de reconnaissance, c’est-à-dire des signes, mots et attouchements), ni comme il est conçu de nos jours (un secret intime et individuel, un secret subjectif, celui du chemin personnel que se trace chaque maçon), mais comme un secret objectif, une Vérité ultime, transcendante mais accessible, détenue par certains Grands Initiés et dont le parcours maçonnique pouvait permettre en finale d’obtenir d’eux (que ne donnerait-on pas pour cela ?) la communication, génératrice de gloire et de richesses : le Siècle des Lumières n'a pas seulement été celui, classique, de la Raison triomphante, mais aussi celui, pré-romantique, de l'ésotérisme le plus échevelé.
Dérives de Hauts Grades au XVIIIe ... l’alchimie, la Kabbale, le mysticisme, la théosophie, l’occultisme, l’hermétisme, les mythes templiers, la voyance, la numérologie, le gnosticisme, la cartomancie, l’illuminisme, le rosicrucianisme, la théurgie, et autres superstitions, tout fera farine au moulin. On veut trouver la pierre philosophale, on entre en communication avec les anges et les esprits, on espère acquérir l’immortalité, on procède à des invocations magiques au centre d’un cercle tracé à la craie, on magnétise, on cherche à connaître le nom secret de l’Eternel, on crée à la pelle des grades, des Rites, des Grandes Loges et des Suprêmes Conseils ; un nommé Duchanteau s’enferme en 1786 dans sa loge parisienne des Amis Réunis pour n’absorber que son urine jusqu’à ce que celle-ci se transforme en pierre philosophale ; on transmet des mystères qu’on tient, en ligne de transmission directe, d’Hiram et de Salomon ; des Frères lyonnais, après des heures d’adoration, voient apparaître le prophète Elie qui les bénit depuis un nuage d’azur ... Les imposteurs les plus cupides côtoieront donc dans les Loges les naïfs les plus désintéressés : Quelle précieuse ressource pour tous les charlatans, que de telles sociétés, où tant d’hommes tourmentent leur imagination pour découvrir un but à leurs cérémonies mystérieuses … Lorsqu’on éprouve le besoin de se fixer à une opinion pour se délivrer de l’incertitude, on est disposé à tout croire et surtout le merveilleux (Jean-Joseph Mounier, De l'influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France, 1801). On se pressera dans les Loges autour de telles célébrités : le comte de Saint-Germain, qui possède un élixir de longue vie, a rencontré tous les héros des derniers millénaires ; son disciple le Grand Cophte Cagliostro, qui fait des miracles comme thérapeute, profite de son prestige pour fonder un Ordre maçonnique mixte, où dès le grade de maître on prête serment d’obéir aveuglement à ses supérieurs ; Mesmer, inventeur du magnétisme animal, rassemble la crème de la société autour de ses baquets, tandis que des centaines de maçons payent chacun cent louis pour pouvoir organiser le magnétisme en rite para-maçonnique. Le phénomène ne frappe pas que la France : en Allemagne, les Illuminati, influencés par le mouvement Rose-Croix, cherchent la pierre philosophale à travers la kabbale, l’alchimie mystique et l’occultisme. A Vienne, selon un témoin (Caroline Pichler), des loges occultisantes sondaient de bonne foi des mystères transcendants et croyaient obtenir ... des révélations sur les sciences occultes, la pierre philosophale, le commerce avec les esprits. (extraits de l'article Dérives en Franc-maçonnerie, paru dans le n° 68, intitulé Dérives, du périodique de réflexion maçonnique Dionysos) |
De telles dérives commerciales de la maçonnerie ont presque totalement disparu de nos jours : on trouve quand même encore de temps à autre sur Internet l'un ou l'autre farfelu vendant fort cher des initiations par communication purement virtuelle ...