Chez Cagliostro
Nous ne sommes pas certains qu'il faille accorder une totale confiance au comte Jean-Emmanuel Hector le Couteulx de Canteleu, officier de cavalerie, éleveur de chiens et auteur d'un ouvrage antimaçonnique reprenant les thèses de Barruel, Les sectes et sociétés secrètes (Paris, 1863). Mais il est sans doute fiable quand il relate des événements sur base documentaire, ce qui est le cas ici.
La relation en question (p. 180 de son livre) est d'ailleurs reproduite comme suit (p. 213-5) par Achille Godefroy Jouaust (1825-1889) dans son Histoire du Grand Orient de France (1864), où il l'introduit par la phrase ...aux abus qui signalèrent les Loges d'adoption, il faut joindre ... les prétendus travaux maçonniques de Cagliostro, dont la citation suivante peut donner une idée :
C'est à ce moment que Cagliostro jugea utile d'augmenter son influence en faisant initier par Lorenza une partie des femmes de la société qui, la plupart écervelées et dévorées du désir de connaître les choses extraordinaires dont on parlait dans tout Paris, la sollicitaient pour être admises à un cours de magie.
Le jour où la duchesse de Bourbon (Grande-Maîtresse des Loges d'adoption) eut une entrevue à ce sujet avec Lorenza, celle-ci lui répondit que la Loge serait complète si elle trouvait trente-six adeptes ; le soir, la liste était complète, et chaque sœur avait versé cent louis.
L'installation de la nouvelle Loge eut lieu sous l'invocation d'Isis, le 7 août (1782). — Comme les noms des Initiées ont été, je crois, jusqu'ici inconnus, je crois curieux d'en citer au moins quelques-unes, en ayant la liste authentique entre les mains. C'était la comtesse de Brienne, la comtesse Dessalles, Charlotte de Polignac, de Brassac, de Choiseul, d'Epinchal, de Boursonne, de Trévière, de la Blache, de Montchenu, d'Ailly, d'Auvet, d'Evreux, d'Erlach, de la Fare, la marquise d'Havrincourt, de Monteil, de Bréhant, de Bercy, de Baussan, de Loménie, de Genlis, etc.
Cette séance étrange où Lorenza prêcha l'émancipation des femmes, et Cagliostro descendit du plafond, habillé en génie et monté sur une boule d'or, pour prêcher les jouissances matérielles, se termina, dit-on, par un souper avec les trente-six amants de ces dames, prévenus par l'habile Grand-Cophte. Les chansons et les plaisirs terminèrent l'initiation ... (1)
Grâce à la fin de cette séance, qui fut, à ce qu'il paraît, fort goûtée, le secret fut assez bien gardé, et nulle ne fut ingrate envers Cagliostro. Il fut prôné et porté jusqu'aux nues ; l'engouement pour lui fit des progrès immenses, et l'opinion publique se déclara en sa faveur.
Le (1) ci-dessus renvoie à la note de bas de page suivante :
A des couplets galants du marquis F.: de L. T. du P. (la Tour du Pin), la marquise Dessalles répondit par les suivants :
Chères sœurs, dont la présence
Vient embellir nos climats,
Recevez pour récompense
Le plaisir qui suit vos pas ;
Du lien qui nous attache
Doublons la force en ce jour,
Et que le respect se cache
Pour faire place à l'amour.
C'est ainsi que les déesses ,
Déposant leur majesté,
Vont par de pures tendresses
Jouir de l'égalité.
Les mortels osent leur dire
Comment ils savent aimer :
Entendre ce qu'on inspire
Vaut le bonheur d'inspirer.
Cette chanson, écrit Jouaust, nous paraît justifier toutes les appréciations de l'auteur (i. e. Canteleu) que nous citons (il s'agit évidemment d'appréciations peu flatteuses sur la moralité des Loges d'Adoption).
Les couplets galants du marquis de la Tour du Pin auxquels il est ainsi répondu sont probablement ceux figurant à cette page.
La cérémonie ci-dessus est également décrite, avec force détails, par Luchet dans ses Mémoires authentiques pour servir à l'histoire du Comte de Cagliostro et recopiée par Gérard de Nerval dans les Illuminés. On y notera particulièrement le très féministe discours de Lorenza, qui fut accueilli par une acclamation générale :
L’état dans lequel vous vous trouvez est le symbole de celui où vous êtes dans la société. Si les hommes vous éloignent de leurs mystères, de leurs projets, c’est qu’ils veulent vous tenir à jamais dans la dépendance. Dans toutes les parties du monde la femme est leur première esclave, depuis le sérail où un despote enferme cinq cents d’entre nous, jusque dans ces climats sauvages où nous n’osons nous asseoir à côté d’un époux chasseur !... nous sommes des victimes sacrifiées dès l’enfance à des dieux cruels. Si, brisant ce joug honteux, nous concertions aussi nos projets, bientôt vous verriez ce sexe orgueilleux ramper et mendier vos faveurs. Laissons-les faire leurs guerres meurtrières ou débrouiller le chaos de leurs lois, mais chargeons-nous de gouverner l’opinion, d’épurer les mœurs, de cultiver l’esprit, d’entretenir la délicatesse, de diminuer le nombre des infortunes. Ces soins valent bien ceux de dresser des automates, ou de prononcer sur de ridicules querelles. Si l’une d’entre vous a quelque chose à opposer, qu’elle s’explique librement.
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