Malédictions maçonniques (?)

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Après la révolution belge de 1830, une part non négligeable de l'opinion persista à préférer, à l'ordre nouveau de la Belgique indépendante, l'ordre ancien qui depuis 1815 avait annexé, sous le sceptre de la dynastie hollandaise d'Orange-Nassau (d'où le mot orangiste), les Pays-Bas du Sud aux Pays-Bas historiques.

Le recueil publié à Gand en 1838 sous le titre Fleurs d'oranger contient (pp. 114-6) cette chanson à l'usage des loges maçonniques indépendantes (i. e. orangistes, puisque les loges orangistes avaient refusé de s'inscrire dans l'Obédience nationale créée en 1833 sous le nom de Grand Orient de Belgique) et intitulée Malédictions.

Les maçons sont habitués à se voir frappés (particulièrement par le clergé) de malédictions diverses, mais cette chanson-ci - qui est plus politique que maçonnique (c'est plutôt une chanson chantée en loge qu'une chanson maçonnique) - est la seule que nous connaissions où ils en lancent eux-mêmes, de surcroît avec une violence qui se reconnaît elle-même comme haineuse et qui justifie le jugement de Faider selon lequel ces loges ne retentissaient que des paroles de haine et d'une impuissante vengeance.

Elle traduit la colère des orangistes gantois contre les violences parfois meurtrières perpétrées contre eux - avec, accusent-ils, la complicité des nouvelles autorités - par des partisans de la révolution belge de 1830, et en cite nommément trois victimes : Gaillard, Voortman et Geelhand.

Voortman doit être la personne dont Maurits Josson décrit le sort malheureux (il fut battu et blessé pour avoir refusé d'embrasser l'arbre de la liberté) à la p. 35 du vol. 2 de son livre De belgische omwenteling van 1830. Le 4 avril 1831,

Den 4 April werd Gent door een jammerlijk gebeuren verontrust. Soldaten vielen het werkhuis aan van J. V. Voortman, beschuldigd orangist te zijn, en plunderden het. De ongelukkige eigenaar werd, voortdurend geslagen, naar de Vrijdagmarkt geleid. Daar moest hij driemaal rond den Vrijheidsboom loopen, en men wilde hem verplichten den boom te omhelzen. « Kus den boom der Vrijheid » riepen de plunderaars; « Liever sterven », antwoordde Voortman moedig. Toen stootten zij hem vooruit, en poogden zijn hoofd te pletteren tegen den symbolischen boom. Verminkt, uitgeput, bebloed werd hij toen door Langemunt en Graanmarkt naar den Kouter gesleurd, waar hij ongetwijfeld zou vermoord geworden zijn, zoo de plaats-commandant, om hem aan de dood te ontrukken, hem niet had doen aanhouden en in de Mammelokker opsluiten. Op het oogenblik dat men hem verplichtte dit gevang binnen te gaan, gaf een pompier hem nog een sabelhouw op het hoofd. De geneesheer, die Voortman verzorgde, stelde vast dat hij elf bajonetsteken en twee sabelhouwen ontvangen had.

Selon la même source (vol. 1, p. 140), le 28 septembre 1830 (soit dans les premiers jours de la révolution), le major liégeois Gaillard avait été torturé et assassiné à Louvain avec son épouse par une populace déchaînée. Cette scène particulièrement barbare et odieuse est racontée en détail ici dans la Belgique en 1830 et ici par Charles White.

L'ouvrage de 1831, La Belgique en 1830 : ou documens pour servir à l'histoire de son insurrection, mentionne aussi (p. 237) un pillage chez M. Geelhand à Anvers.

Verrès et Robespierre sont comparés par l'auteur aux assassins qu'il dénonce.

Les révolutions ne sont jamais paisibles, et leurs violences évitent rarement les excès.

Même si on n'en parle jamais à l'école, la révolution belge de 1830 n'a pas échappé à cette norme, même si les éléments aussi négatifs que ceux mentionnés ici semblent avoir été rares.

Bien entendu, de tels événements sont montés en épingle ou minimisés selon les options du commentateur : l'auteur de la chanson y trouve la justification de sa vindicte, d'autres tendent à les expliquer par les provocations du parti adverse.

C'est le cas de Théodore Juste, qui dans son Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge, écrit, à propos des événements de 1831 à Bruxelles, Liège, Anvers, Gand (il évoque le cas de Voortman dans les termes suivants : Un industriel, accusé de menées orangistes, fut arrêté par le peuple à la porte de sa manufacture et traîné jusqu'à la place d'armes, où il fut enfin arraché des mains d'une populace furieuse par le commandant de la ville), Ypres et Namur, que le peuple, excité par les provocations incessantes des feuilles orangistes, s'était déchaîné avec fureur contre les ennemis de la révolution et que regrettables sans doute, ces représailles n'amenèrent cependant d'autres malheurs que dix ou douze maisons pillées et un homme blessé. Il ne nous était pas permis, ajoute-t-il, de passer sous silence cette explosion de la colère populaire, qui fit avorter la conspiration orangiste en répandant partout une espèce de terreur. A Dieu ne plaise cependant que nous voulions justifier de pareils excès, toujours blâmables, toujours odieux !

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Voilà qui nous rappelle que  la mémoire des épisodes émaillant un événement historique est souvent sélective et que, comme il ne serait pas de bon ton de ternir la gloire dont on auréole les vainqueurs, certains se trouvent oblitérés par l'histoire officielle, qui tend à ne retenir d'une révolution que les pages glorieuses et héroïques, en mettant sous le boisseau ses inévitables excès pour n'en retenir que ce qui pouvait corroborer le roman national.

L'histoire est toujours faite par les vainqueurs ...

Voir ici sur l'air le Dieu des bonnes gens.

Le signataire P. L. est Pierre Lebrocquy, coauteur du recueil et dont le poème Les 5 et 6 avril 1834 fait également allusion aux persécutions des orangistes par les révolutionnaires belges. Dans ses Souvenirs d'un ex-journaliste, il fait allusion (p. 39) au martyre de Voortman le 4 avril ; il y explique aussi sa dispute ultérieure avec Froment, l'autre coauteur.


 

                           

                   

Malédictions,

 

chanson à l'usage des loges maçonniques indépendantes.

 

Air : Le Dieu des bons Gens.

 

 

 

 

Aux seuls Nassau, ce culte de mon âme,
Je consacrais ma pensée et mes vers ;
Mes chants volaient en jets de douce flamme :
A les chanter j'oubliais les pervers ;
Mais aux briseurs de leur belle couronne
Ma haine enfin lance ses interdits.
Or, écoutez le refrain que j'entonne :
Tyrans, soyez maudits.

 

 

 

Sous l'anathème ébranlons cette enceinte.
Au fond du cœur longtemps accumulés,
Ressentimens, douleur, colère, plainte,
Venez au jour, librement exhalés.
Lorsqu'aux tyrans s'attaque le poète,
Ici ses vers résonnent applaudis,
Et de ce temple au loin l'écho répète :
Tyrans, soyez maudits.

 

 

 

Prêche qui veut le lâche oubli des crimes ;
Pour les brigands, moi, je suis sans pitié. 
Gaillard, Voortman, Geelhand, nobles victimes, 
De vos tourmens je n'ai rien oublié.
Tant qu'on verra, pour l'opprobre du monde,
Des assassins maîtres de mon pays,
Moi, je dirai : Haine à la tourbe immonde !
Tyrans, soyez maudits.

 

 

 

Mais que fais-tu ? me disent de faux sages,
Résigne-toi, mon fils, sois modéré.
Non, je ne puis dévorer tant d'outrages,
J'ai trop souffert, trop gémi, trop pleuré.
Arrière donc la prudence complice !
Quand chaque jour voit nos maux alourdis,
Du haut des toits que ce cri retentisse :
Tyrans, soyez maudits.

 

 

 

Voyez d'abord la terreur homicide
Pour l'asservir ensanglanter le sol,
Puis exploiter un triomphe perfide,
En cultivant la rapine et le vol.
Pouvoir infâme ! impudemment il prône 
Des nains cruels que le crime a grandis.
L'empoisonneur s'abrite sous le trône.
Tyrans, soyez maudits.

 

 

 

Pour tant d'horreurs, quoi ! persifler et rire ;
Non, des enfers préférons les accens.
Chanson moqueuse, épigramme, satire,
Pour nous venger ont des traits impuissans.
Pour nos Verrès et pour nos Robespierres,
Il faut, il faut des chants moins attiédis.
Vibrez pour eux, infernales prières :
Tyrans, soyez maudits.

 

P. L.                  

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