Pourquoi nous sommes damnés
Cliquez ici (midi) ou ici (MP3) pour entendre l'air À soixante ans on ne doit plus remettre
Encore un témoignage, émanant - comme celui-ci - de Verviers (sans aucun doute de la Loge des Philadelphes) de la tension qui, dans les années 1830, se créa durablement entre la maçonnerie belge et l'Eglise catholique.
La datation de cette chanson (thammuz 5834) est quelque peu inhabituelle et mérite un mot d'explication.
Ce n'est pas révéler un secret maçonnique que de rappeler que la datation maçonnique est, à deux mois près, calquée sur la datation profane avec un décalage de 4000 ans (sur base du calcul effectué en 1600 par l’évêque Usher qui, après une savante exégèse de la Bible, avait conclu que le monde avait été créé le 23 octobre de l’an -4004, un samedi à 9 heures du matin ; mais, pour simplifier les calculs, on avait rapidement arrondi à 4000 ; certains maçons ont cependant maintenu les 4004). De telles dates sont spécifiées par la mention A L (Année de la Vraie Lumière, ou Anno Lucis). Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? se sont sans doute dit certains maçons (particulièrement dans les hauts grades) désireux de se singulariser en faisant des mystères leur permettant sans doute de se considérer comme de plus Grands Initiés et en manifestant leur goût pour les références exotiques (égyptienne particulièrement) ou bibliques. Plusieurs autres calendriers maçonniques ont donc été proposés. Celui réservé aux hauts grades du REAA connut au XIXe un certain succès ; il utilisait la chronologie juive (Anno Hébraïco - A H - ou Anno Mundi - A M). Le décalage n'est plus ici que de 3760 ans, et les mois sont : Tishri - Heshvan - Chislev - Teveèd - Shevat - Avat - Nisàn - Ijjàr - Sivan - Tammuz - Av - Elùl. Cette façon de faire remonte au moins aux débuts du REAA en France : on voit ci-dessous (à gauche) que dans un texte de Thory cité par Ragon dans son Orthodoxie maçonnique, il est déjà fait référence à l'ère hébraïque. Par contagion et/ou prétention, cette pratique a parfois été adoptée - totalement ou partiellement, et souvent avec maladresse - également par des Loges bleues. Le site Corpus numismatique des Alpes de Haute-Provence expose ainsi, sur une de ses pages, la médaille (image reprise ci-dessus à droite) de la Loge la Vallée de France à Mexico, portant la date de 5644 : en soustrayant 3760, on obtient 1884, date vraisemblable au vu de la gravure et du contexte de l'émigration barcelonnette au Mexique ; on remarquera cependant que la médaille spécifie "AL 5644" et non "AM 5644" comme il aurait convenu. La question de la datation maçonnique a fait l'objet d'une étude extrêmement fouillée (en anglais) d'Alain Bernheim, accessible sur le site Pietre Stones (parties 1 et 2). |
La datation de la chanson est visiblement issue d'un mixte entre calendrier hébraïque pour le mois et année maçonnique classique pour l'année. Comme en témoigne l'extrait ci-dessous du Calendrier maçonnique du Grand orient de France pour 5852, une telle mixture avait été régulièrement pratiquée, mais avait été abandonnée en France :
C'est seulement en fin 1837 qu'est intervenue officiellement la déclaration de guerre de l'Eglise de Belgique à la franc-maçonnerie. On s'attendrait donc à voir dater la chanson de 1838 plutôt que de 1834. Mais on sait que cette déclaration de guerre avait été précédée d'escarmouches, notamment dans le diocèse de Liège (dont relève Verviers), ville d'esprit particulièrement frondeur, et dont l'évêque, Mgr Van Bommel, sera en 1837 un des principaux instigateurs du mandement des évêques condamnant la Franc-maçonnerie.
En particulier, l'encyclique Mirari vos de Grégoire XVI en 1832 avait marqué le début d'une offensive contre les doctrines subversives telles que la liberté de conscience, la liberté de la presse, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, le libéralisme, le rationalisme et le gallicanisme.
Concernant les deux airs alternatifs proposés :
voir l'air A soixante ans
Contentons nous d'une simple bouteille est un air sur lequel Béranger écrivit ses deux chansons LE BON VIEILLARD et LE VIEUX CELIBATAIRE et qui porte le n° 105 dans la Clé du Caveau.
Nous avons trouvé une version un peu différente (comprenant un couplet de moins et avec quelques modifications, notamment juif à la place de turc) de cette chanson dans la 55e livraison (février 1838) de Les Euménides, recueil de pamphlets et de libelles sur les hommes et les choses en Belgique (pp. 114-5). Elle vient en accompagnement d'une lettre :
CORRESPONDANCE.
Verviers, le 12 Février 1838.
Monsieur le rédacteur,
Les francs-maçons devaient s'attendre qu'un jour le clergé catholique signalerait au public toutes leurs erreurs, et les indiquerait comme exclus de la béatitude céleste, les maçons ont bien mérité ce traitement peu charitable, à la vérité, mais nécessaire, car ces messieurs se permettent de discourir sur les moyens à prendre pour secourir les malheureux ; ils vont même jusqu'à souscrire pour envoyer aux écoles des arts, des jeunes gens sans fortune qui montrent des dispositions : ils viennent encore de verser une somme assez forte pour récompenser les ouvriers studieux de l'école du soir de la ville de Verviers. Je n'en finirais pas si je vous signalais tout ce qu'ils ont fait pour s'attirer la haine de ceux qui au nom du Christ enseignent l'amour du prochain.
Le cantique suivant que nos frères chantent, dans leurs réunions proscrites par monseigneur l'archevêque, donnera une idée de leurs dangereux principes :
AIR : Je suis Français, mon pays avant tout.
1.
Mes chers amis, il est tems qu'on s'amende,
Vous le savez Satan est à l'affût ;
Depuis longtems le curé nous gourmande,
Dépêchons-nous de penser au salut. (bis)
Vous le savez, ma terreur n'est pas vaine,
Nous courons tous un imminent danger,
Nous s'rons damnés, la chose est bien certaine,
Stercus l'a dit, il ne peut se tromper.
2.
Je suis confus en pensant à nos crimes,
Puis-je compter tant de sanglans forfaits ;
Ce jour encor, de nouvelles victimes,
Viennent se prendre à nos traîtres filets. (bis)
Ah quelle horreur ! nous les nommons nos frères,
Nous leur disons qu'il faut toujours s'aimer,
Nous s'rons damnés, la chose est des plus claires,
Stercus l'a dit, il ne peut se tromper.
3.
La charité, jamais on ne la donne,
Fait-on du bien, c'est toujours en secret ;
Sans nous montrer nous pratiquons l'aumône,
Comme un devoir, et non comme un bienfait. (bis)
Au malheureux dès qu'on connaît sa peine,
Juif ou chrétien on s'apprête à donner,
Nous s'rons damnés, la chose est bien certaine,
Stercus l'a dit, il ne peut se tromper.
4.
Nous écoutons la voix du vénérable,
Et nous suivons ses perfides leçons ;
Ne dit-il pas : soyez joyeux à table ?
Loyaux, actifs, dans vos relations ? (bis)
Il dit encor : n'ayez jamais de haine,
Contre celui qui put vous offenser,
Il s'ra damné, la chose est bien certaine;
Stercus l'a dit, il ne peut se tromper.
Le Stercus mentionné à la fin de chaque couplet (au lieu de Le Pap' comme à la version plus haut) est sans aucun doute l'archevêque Mgr. Engelbert Sterckx, rédacteur et premier signataire de la circulaire des évêques de janvier 1838. Stercus est la traduction latine du mot de Cambronne.
Voiri ici concernant l'air Je suis Français, mon pays avant tout.