La statue de Voltaire

 

Notre source pour cette chanson est le fascicule Initiation de Voltaire, publié en 1874 par A. Germain (Vénérable de la Loge ébroïcienne la Sincérité de l'Eure), et réédité en fac-similé en 1997 par l'éditeur Christian Lacour-Ollé, aux éditions Lacour/Rediviva (cet éditeur a un catalogue extrêmement riche de textes anciens, tant maçonniques que régionalistes). Ce fascicule (qui est à présent également disponible sur Gallica) contient notamment une reconstitution (évidemment fictive) en alexandrins d'un dialogue (complété par les conclusions de l'Orateur, la Dixmerie) entre le Vénérable Lalande et l'impétrant Voltaire au cours de la cérémonie d'initiation de ce dernier aux Neuf Soeurs

On notera également que ce fascicule contient une lettre du Frère Décembre-Alonnier (1836-1906 ; il allait se rendre célèbre, quelques années plus tard, en favorisant la création du Suprême Conseil du Droit Humain) et une autre d'Esprit-Eugène Hubert (le remuant animateur du périodique maçonnique et républicain la Chaîne d'Union).

Nous ne disposons d'aucune indication sur la partition de ces couplets.

LA STATUE DE VOLTAIRE 

(Couplets chantés dans une fête solsticiale d'une loge de Paris, à l'occasion de la souscription ouverte par le journal le Siècle pour élever une statue à Voltaire - 1867)

 

I

Il n'est pas mort, rassurons-nous ;
A peine s'il sommeille ; 
L'ennemi, lui tâtant le pouls, 
Approche tout bas son oreille ; 
S'apercevant qu'il bat encor, 
II s'abandonne à la colère. 
Le peuple en un pieux transport 
Dresse une statue à Voltaire. 

II

Un grand homme ne meurt jamais, 
Car sa parole est immortelle ; 
Est-il mort ? L'on voit ses traits 
Briller d'une vigueur nouvelle. 
Supprimez le marbre et l'airain, 
Ne laissez aucune matière ; 
Dans son coeur, tout le genre humain, 
Fera la statue à Voltaire. 

III

Qu'a-t-il fait pour gagner les cœurs, 
Lui qui n’avait pas la puissance, 
Qui ne pouvait donner faveurs,
Ni titres vains, ni récompense ?
Des opprimés il fut l’appui
Sans jamais attendre salaire, 
Et le peuple veut aujourd’hui
Donner sa statue à Voltaire. 

IV 

Qu'il monte sur un piédestal 
Pour briller de loin comme un phare,
Sa main tiendra comme fanal 
Son beau plaidoyer pour La Barre ; 

Cette œuvre seule suffirait 
A révéler son caractère, 
Et le peuple qui s'y connaît 
Donne une statue à Voltaire. 

Quiconque aime la liberté 
Et pratique la tolérance, 
Celui qui veut l'égalité 
Inscrite aux codes de la France ; 
Tous les Français jusqu'au dernier, 
Pour le grand homme qu'on révère, 
Venant déposer leur denier, 
Feront la statue à Voltaire.

VI

Les francs-maçons doivent deux fois 
Vénérer sa grande mémoire ; 
Si du peuple il vengea les droits 
Et de la France fut la gloire ; 
Parmi nous il voulut s'asseoir 
Quand il était octogénaire ; 
Frères ! votons, c'est un devoir, 
Pour une statue à Voltaire. 

VII 

(ajouté en 1872)

Aujourd'hui, debout dans Paris, 
Il rit des cris de la cabale, 
Et semble dire avec mépris : 
« Paris est toujours capitale. »
Six ans encore et l’on verra 
Sa grande fête séculaire. 
Toute la France fleurira 
Ta noble statue, ô Voltaire ! 

A l'été 1867, à l'approche du centenaire (1878) de sa mort, le journal anticlérical le Siècle lançait une souscription en vue d'élever une statue à Voltaire, souscription soutenue (comme en témoigne le couplet VI, en grasses ci-dessus) par de nombreux maçons (c'est l'époque où le courant prônant la liberté de conscience progresse au Grand Orient de France, au moment où celui-ci commence à se libérer du contrôle de l'autorité publique). Dès février 1867, la revue le Monde maçonnique avait déjà écrit :

Toutes les Loges et tous les Maçons voudront s'associer à cette manifestation, à cet hommage rendu à l'un des plus vaillants lutteurs du grand XVIIIe siècle, à l'un des philosophes qui ont le plus honoré l'humanité. Voltaire ne fut pas seulement célèbre par son génie, mais encore par son ardent amour de la justice, par ses persévérants efforts en faveur de la tolérance religieuse et de la libre pensée ; mais il n'était pas seul à combattre, et les noms de Rousseau, de d'Alembert, d'Helvétius, et surtout celui de Diderot, s'associeront dans notre pensée au nom du philosophe de Ferney. Tous ces hommes, en effet, également calomniés et maudits par les partisans et les pontifes de l'ignorance et de la servitude, sont également chers aux amis des sciences, de la philosophie et de la liberté.

Nos Frères n'oublieront pas que Voltaire fut membre de notre Association. Initié, presqu'à la veille de sa mort, le 7 avril 1778, il fit son entrée dans la Loge des Neuf Sœurs appuyé sur Franklin et le polygraphe Court de Gébelin. L'Atelier était présidé par Lalande, et le tablier qui servit à décorer Voltaire était celui d'Helvétius, mort depuis quelques années. En recevant cet insigne du travail, Voltaire, par un mouvement spontané, le porta à ses lèvres, donnant ainsi cette marque d'affection au célèbre philosophe et au vertueux Maçon dont la Loge regrettait encore la perte ; et voulant témoigner, en même temps, de son amour pour le peuple, de son respect pour les travailleurs de toutes les classes et de toutes les conditions.

Comme Maçons, comme libres-penseurs, comme membres d'une Association dont le but principal est d'asseoir sur des bases indestructibles la tolérance religieuse, le respect des consciences, notre devoir est de rendre un solennel et public hommage à ces principes dans la personne de celui qui en fut le plus intelligent, le plus généreux et le plus ardent défenseur. 

Comme l'indique le dernier couplet, ajouté en 1872, la statue fut inaugurée quelque temps plus tard.

Qu'est devenue cette statue?

Ceci est un appel aux connaisseurs et amoureux de Paris :

Où cette statue fut-elle érigée ? Qui était l'artiste ? Quand exactement eut lieu l'inauguration ? Existe-t-elle toujours ? Si oui, où ? Si non, qu'en est-il advenu et dispose-t-on d'images ? 

Serait-ce celle (ci-dessous à droite) qui se trouvait au Square Monge (dessiné précisément en 1868 et devenu depuis le square Paul-Langevin), qui a été fondue en 1941 et dont le socle s'y trouve toujours ? Serait-ce celle du Square Honoré Champion ? 

Serait-ce celle devant laquelle, le 6 avril 1871, lors de la Commune de Paris, un bataillon de la Garde Nationale déposa deux guillotines qui furent brûlées devant une foule en liesse, aux cris de : A bas la peine de mort ! ?

ci-dessous à gauche : une autre statue de Voltaire, celle de Ferney

Cette initiative fut considérée comme un affront par les catholiques ultramontains (certains considèrent la béatification de Jeanne d’Arc comme une réponse des catholiques aux voltairiens). Selon un site spécialisé, le vœu rédigé en décembre 1870 par Legentil et Rohault pour la construction d'une basilique dédiée au Sacré-Cœur citait, parmi les péchés de la France que cette construction devrait expier, l'érection à Paris d'une statue de Voltaire.

C'est ainsi que Mgr Dupanloup s'écriait en plein Sénat, que la Franc-Maçonnerie avait voulu par là non seulement manifester sa puissance, mais encore en faire l'instrument d’une diffusion nouvelle de l’impiété de Voltaire (source : Essai historique sur les francs-maçons d'Orléans (1740-1886), p. 187)

Dans cette perle de la littérature anti-maçonnique que constitue, en 1867 précisément, son ouvrage Les Francs-Maçons et les sociétés secrètes, Alexandre de Saint-Albin partait aussi (pp. 80-2) en guerre contre ce projet de statue :

Mais aujourd'hui la Franc-Maçonnerie, enivrée de ses succès qui lui font croire que déjà le monde entier est à elle, veut marquer sa victoire sur Dieu par l'érection d'une statue à Voltaire. Pour le monde profane, c'est le Frère Havin qui a eu l'initiative de ce projet, mais c'est vraiment la Franc-Maçonnerie tout entière qui veut se couronner elle-même dans cette nouvelle apothéose de l'ennemi du Christianisme : [il cite ici le texte du Monde maçonnique reproduit plus haut, puis continue] A cet appel, un grand nombre de Loges, à Paris et dans les départements, « placent à leur ordre du jour une discussion sur la statue de Voltaire ». Mais Voltaire n'est pas à discuter : il est lui-même l'un des auteurs sacrés de la Franc-Maçonnerie ; ses paroles sont entrées dans la Liturgie maçonnique, comme les paroles des saintes Ecritures dans la Liturgie catholique. Sa statue ne doit pas être discutée, elle doit être élevée par les efforts de toutes les Loges, par les mains de tous les Maçons de tous les Rites. Car Voltaire n'était pas Maçon d'un seul Rite, mais de deux Rites. Il appartenait de cœur à tous les autres. 

C'est également en 1867-8 que le ministre de l'Intérieur de Napoléon III, Ernest Pinard (1822-1909), celui-là même qui s'était fait connaître comme procureur impérial lors des procès de Flaubert, Baudelaire et Sue, fit tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher l'érection de la statue de cet auteur impie

Le 7 avril 1878, la Loge parisienne du Mont-Sinaï organisa une grandiose Fête pour le centenaire de l'Initiation de Voltaire.

C'est dans ce cadre qu'en 1890, et probablement dans la foulée de la célébration du centenaire de la Révolution, fut créée à Paris la Loge Voltaire.

Paul Doumer en fut un fondateur et le premier Vénérable, fonction qu'il occupa à plusieurs reprises par la suite.

Antoine Dary et le peintre Juan Gris y furent initiés en 1923. 

D'autres Loges dans le monde portent également le nom de Voltaire.

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