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Dans son Manuel complet de la maçonnerie d'adoption (1860), Ragon rend compte (p. 6) d'un dialogue - qu'il aurait tiré d'un manuscrit intitulé Adèle initiée - entre une maçonne et un maçon ; celui-ci cite un couplet, dont l'origine n'est pas précisée mais dont il est mentionné qu'il doit se chanter sur l'air Daignez m'épargner le reste (des Visitandines) :

Si nous admettions la beauté
A nos travaux, à nos mystères,
L'oubli de la fraternité
Désunirait bientôt les frères :
Dans nos temples, sexe chéri,
L'amour entrant avec tes charmes,
Tous nos coeurs te seraient soumis
Et les noms de frères, d'amis,
Seraient pour nous de faibles armes.

L'intérêt de ce texte est de mettre en évidence, sous une forme élégante, l'argument classiquement le plus répandu, dès le XVIIIe (mais encore de nos jours !), contre la présence des femmes en Loge.

C'est, sous une forme aménagée, celui que l'on trouvait déjà en 1737 dans le célèbre Songe intitulé les francs-maçons :

Si le sexe est banni, qu’il n’en ait point d’alarmes :
Ce n’est point un outrage à la fidélité ;
Mais je crains que l’Amour entrant avec ses charmes
Ne produise l’oubli de la fraternité.
Noms de frère et d’ami seraient de faibles armes,
Pour garantir les cœurs de la rivalité ;
Dans le Sexe charmant trop d’amabilité
Exige des soupirs, et quelquefois des larmes ;
Au plaisir d’être ami nuirait la volupté.

La réponse pleine de bon sens prêtée à la Soeur Adèle est tout aussi classique :

Ton objection, cher frère, est plus galante que sage ; ou bien vous avez tort de dire que vous vous réunissez pour vaincre vos passions, soumettre vos volontés et faire de nouveaux progrès dans la vertu.

NDLR : Voilà en effet de quoi répondre d'avance au pitoyable argument encore avancé récemment par Alain Pozarnik (Grand Maître de la GLDF de 2004 à 2006) dans son article Pourquoi le REAA ne peut pas être mixte (Journal de la GLDF n° 32) : L’initiation a pour but le perfectionnement de l’homme afin qu’il puisse vivre son humanitude et non plus automatiquement ses pulsions de mammifère : a-t-on vraiment sa place dans n'importe quelle société - et a fortiori en Loge - si l'on est incapable de donner à l'un le pas sur l'autre ?

Et la Soeur Adèle - sans oublier d'évoquer le cas Xaintrailles - poursuit la discussion, qu'elle conclut (p. 9) par quelques vérités bien senties (qui seront d'ailleurs approuvées sans réserve par son interlocuteur) :

... mon sexe ... l'emporterait peut-être sur le vôtre, en philosophie et en vertus, si nous recevions une éducation et une instruction dignes de nous et du rôle que nous devons remplir dans la société. Que les hommes, pour la plupart, seraient nuls et brutaux, s'ils ne recevaient que le peu de connaissances que l'on donne aux femmes, et que le monde serait plus heureux et mieux gouverné, si l'esprit des femmes n'était pas dépravé par des idées fausses, superstitieuses qui répugnent à la conscience, à la raison ; par d'absurdes préjugés ; par de vaines terreurs, inculquées dans l'enfance, enracinées avec l'âge et dont elles se servent pour diriger les hommes de toutes les conditions ! La maçonnerie d'adoption devrait chercher à tendre vers ce but estimable, digne d'une école de sagesse. Les maçons actuels, moralistes pour la forme, n'y songent guère. Une loge de femmes n'est pour eux qu'une occasion de plaisir et non un but d'instruction sociale, et la superstition, cette religion sans dignité comme sans vertu, continue d'être la reine du monde.

Tout ce dialogue est recopié (pp. 307-310) en 1894 dans un classique de la littérature antimaçonnique (et antisémite), l'ouvrage La femme et l'enfant dans la franc-maconnerie universelle par Abel Clarin de La Rive, qui en tire la conclusion que :

Tous ces vœux de démoralisation de la femme et de la jeune fille ont reçu leur accomplissement par la création de ces fameux collèges et lycées de filles, véritables succursales de la Maçonnerie, réclamés par les Maçons et votés par des Maçons, et qui fonctionnent depuis la promulgation de la loi satanique du 21 décembre 1880.

Il est manifeste que Ragon s'intéresse au débat sur la place des femmes dans la franc-maçonnerie et dans la société, qui s'amorce dans les Loges parisiennes sous le second Empire ; nous conseillons la lecture, à ce sujet, du chapitre Les loges parisiennes, prises entre continuités et changements à la p. 10 du très intéressant article de Laurence Grégoire, La franc-maçonnerie parisienne (1852-1870), paru dans Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2008/3 n° HS 4, p. 98-115.

Ragon est, dans ce domaine tout au moins, relativement progressiste pour son époque ; ne prophétise-t-il pas (p. 91) :

Nous ne doutons pas que sur mille adultes des deux sexes, de même âge et de même aptitude, qui recevraient les mêmes instructions linguistiques, scientifiques, philosophiques, morales, artistiques (arts libéraux: et autres), les cinq cents filles, après un même nombre d'années d'études, remporteront plus de triomphes que les garçons.

Et ne conclut-il pas (p. 141) :

Quand voudra-t-on comprendre que, pour rendre à l'ordre son attrait irrésistible et son antique splendeur ; aux moeurs publiques, leur pureté, leur vérité purgée d'hypocrisie ; aux progrès sociaux, leur avancement, à l'éducation domestique, pleine encore de préjugés, son rayonnement humanitaire, il s'agira d'admettre aux travaux maçonniques les femmes qui, par leurs productions utiles et par leurs vertus, honorent leur sexe et leur patrie. Leur présence rendra les séances plus intéressantes, leurs discours exciteront l'émulation ; les ateliers s'épureront comme la nature printannière s'épure aux rayons vivifiants d'un soleil nouveau. Les hommes instruits, les personnes de distinction accourront comme jadis, et la maçonnerie redeviendra ce qu'elle était avant l'intrusion malfaisante des hauts grades. 

Ragon ne date pas le manuscrit Adèle initiée ; le style en évoque plutôt le XIXe, par contre celui de la chanson est fort XVIIIe, ce qui s'explique par le fait qu'elle ne fait rien d'autre que décalquer un texte plus ancien ; de toute manière, l'air utilisé étant de 1792, nous serions enclins à dater la chanson, non de la décennie 1790 (pendant laquelle l'activité maçonnique fut pratiquement nulle), mais du début du XIXe, moment où l'air était resté fort populaire.

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