Le culte napoléonien
Le culte de la personnalité napoléonien entretenu dans la maçonnerie française sous l'Empire (et déjà dès le Consulat) est comparable à celui rendu - mais cette fois sans la complicité des maçons - aux grands dictateurs du XXe siècle. On en trouve d'innombrables témoignages tant dans le Tableau des titres distinctifs des Loges créées ou re-nommées à l'époque (ci-contre : médaille de l'Aigle Impériale de France, fondée à Paris en 1807) que dans le chansonnier maçonnique. |
Napoléon fut même traité en 1808, par le Frère Delagrange, Orateur des Neuf Soeurs, de héros auquel le Grand Architecte semble avoir confié la direction exclusive de la Grande Loge terrestre (source : Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-maçonnerie française, Fayard, 1974, Tome II, p. 87).
L'avis d'Amiable Nombreux étaient les fonctionnaires de tout grade dans les ateliers. Il était presque de règle que les préfets fussent vénérables de loges dans les chefs-lieux de départements, et les sous-préfets dans les chefs-lieux d'arrondissements. Grâce à la faveur du gouvernement, le nombre des ateliers croissait rapidement : en 1806, il y avait plus de 500 loges et plus de 170 chapitres. Le nouveau César avait pourvu, non seulement à ce que l'association ne fût pas gênante pour lui, mais encore lui servît d'instrument de règne. Il n'était plus question d'étudier les problèmes philosophiques ou sociologiques, de préparer des réformes ou des améliorations dans l'intérêt général. Les idéologues étaient réduits au silence, dans le temple symbolique comme au dehors. Le recrutement des ateliers, la bienfaisance et la littérature agréable, les banquets et les fêtes, tels étaient les seuls objets de l'activité maçonnique. Aucune réunion de quelque importance ne devait se terminer sans qu'on eût célébré la gloire et les prodigieux mérites du successeur de Charlemagne. A la fin des banquets, ses louanges alternaient avec les couplets où l'on célébrait Bacchus et Cupidon. On dépensait largement pour faire la charité et pour se donner de l'agrément. On ne mettait rien en réserve, car il semblait que le Pactole dût couler indéfiniment entre les colonnes. Jamais, dans notre pays, la franc-maçonnerie n'eut des apparences plus propres à en imposer au vulgaire : jamais elle ne fut aussi peu à la hauteur de sa mission. C'était une brillante légion de parade : ce n'était plus la solide phalange du progrès. Et, pourtant, elle n'avait pas renié ses principes ; elle les oubliait momentanément ; et l'étincelle restait cachée sous la cendre. Louis Amiable, Une loge maçonnique d'avant 1789, la loge des Neuf Soeurs, p. 356 |
Ce tablier
de Maître d'époque illustre bien - dans un décor de surcroît très
égyptianisant - la vénération napoléonolâtre. C'est (détail à
droite) le buste de l'Empereur qui surmonte une des colonnes (celui qui
lui fait face serait le maréchal Berthier).
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Il n'est en tout cas, pendant cette période, pas une festivité maçonnique sans étalage de manifestations d'amour pour l'Empereur, comme en témoigne par exemple cette fête philanthropique en 1810 aux Chevaliers de la Croix et d'innombrables chansons traduisant une flagornerie servile autant qu'une mythologie guerrière et nationaliste aussi triomphaliste qu'irréaliste (voir par exemple les annonces successives de prochaine victoire sur l'Angleterre).
A titre historique, de telles chansons figurent en nombre à ce site ; en voici quelques exemples, outre les traditionnelles Fêtes de Saint-Jean du Grand Orient :
pour l'Inauguration du buste de sa Majesté (Toulouse, 1808)
Couplets chantés en loge pour l'inauguration du Buste de l'Empereur, qu'on croit n'être pas Maçon
sur le sacre (Angers 1805)
Une Tenue de Nouvel An pendant l'occupation de Vienne par la Grande Armée (1805)
Couplets en l'honneur des victoires du grand Napoléon (Paris 1806)
Hymne héroïque (Caen 1805)
Cantique pour la Paix et pour Napoléon (Reims 1806)
Le grand Saint-Napoléon (Saumur 1809)
Les Triomphes de nos Frères-d'Armes (Alençon 1805)
Couplets pour célébrer les victoires napoléoniennes (Paris 1806)
La Paix de Tilsit (Lyon 1807)
Hymne (Commercy, 1805)
La Loge des Champs Elisées ou la régénération de la Maçonnerie en France
Santé pour les armées françaises
Hommage à l'Empereur (Longwy, 1810)
Santés de l'Empereur au Banquet de la Paix immortelle en 1809
La Paix, hommage maçonnique à Napoléon et à la victoire par Dubois (Alençon, 1807)
Santé de l'Empereur à la Loge d'Anacréon (1806)
Santé de Napoléon à Gand en 1808
Couplet pour l'inauguration du buste de l'Empereur à la Loge de la Grande Armée
Fête pour la naissance du Roi de Rome à Alexandrie (1811)
Voir aussi les couplets 15 à 18 d'une Ode de Crouzet, qui remercie le (Grand) Architecte des Cieux d'avoir créé Napoléon comme gage de son amour pour la nation française (sic ! ).
Le culte de la personnalité napoléonien avait en fait commencé bien avant son accession à l'Empire : en 1801 et 1802 déjà on en trouve des manifestations.
En février 1807, une chanson en hommage à Napoléon est même chantée en polonais (avec une musique d'Elsner) ; elle sera reproduite en 1811 dans le recueil Pieśni wolnomularskie (chansons maçonniques) publié à Varsovie : |
Ce culte de la personnalité s'étendait également aux créatures que Bonaparte avait désignées pour contrôler la maçonnerie et la mettre à son service, comme Cambacérès, Lacépède ou son frère Joseph, ainsi qu'aux autres membres de sa famille.
Dans
les Mémoires de Garibaldi, Alexandre Dumas Père émet des considérations assez critiques (mais
certes pas infondées) concernant la maçonnerie sous l'Empire :
(x) NB : cette histoire n'est pas un fruit de l'imagination oh combien fertile de Dumas. On trouve en effet dans le Dictionnaire de la Franc-maçonnerie de Ligou (PUF) : Xaintrailles (Mme de), ?-1800. Femme du général de ce nom, très liée avec le Premier Consul. Une légende dont Bésuchet et Clavel se font l'écho - il est difficile de savoir tout ce qui est vrai là dedans - affirme que Mme de Xaintrailles suivait, habillée en homme, son mari au feu. Elle devait être reçue dans une loge d'adoption, mais à la suite d'une erreur d'horaire, elle se présenta à la tenue de la loge "les Frères Artistes" et fut initiée comme si elle était le général de Xaintrailles. Par la suite, la loge, considérant les services que Mme de Xaintrailles avait rendus à la République, reconnut la validité de cette initiation. On trouve, avec la mention Extrait des Mémoires demeurés manuscrits d'un ancien officier du Grand-Orient de France, une autre version aux pp. 29-30 du recueil du Tome premier (première année, 1839) du périodique maçonnique Le Globe :
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ensemble et détail (l'empereur sur son aigle) d'une gravure mise en vente par Franc-maçon Collection sous le titre : Joseph Kiner, la Franc-maçonnerie napoléonienne, début XIXe. |
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à propos de cette gravure : il semblerait qu'il s'agisse plutôt de l'oeuvre (1860) décrite comme suit (p. 29, note 3) dans l'article de Vidal Philippe-Jean, Les «Desaix» in: Annales historiques de la Révolution française, N° 324, 2001, pp. 21-37 :
A noter : Le 3 octobre 2012, au cours de l'émission de FR3 L'ombre d'un doute sur le sujet Napoléon était-il franc-maçon ?, cette gravure a été présentée (de 34'01" à 34'50") et commentée ... mais malheureusement sans en préciser la date et en donnant à penser qu'elle était contemporaine de l'Empire ! |
Le douteux concubinage entre maçonnerie et institutions sous l'Empire est bien dénoncé dans le texte suivant, émanant de la Loge bruxelloise des Amis Philanthropes en réponse à une invitation, datée du 25.4.1807, de la Loge douaisienne de la Parfaite-Union, à participer à un Congrès maçonnique en vue d'aviser aux moyens de réprimer les indiscrétions et les spéculations honteuses qui minent la maçonnerie :
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A la Restauration, les Loges firent bien entendu assaut de dévouement au Trône rétabli.
L'enthousiasme napoléonien n'avait cependant pas faibli chez certains maçons ; en témoigne l'Hommage maçonnique à la mémoire de l'Empereur Napoléon, discours que Bazot a prononcé en Loge à l'occasion du triomphal retour en France des cendres de celui-ci en 1840 (une réédition de ce texte a été effectuée en 2001 par l'éditeur Christian Lacour-Ollé, aux éditions Lacour/Rediviva ; l'original est maintenant consultable chez Gallica ; on peut également lire ce texte aux pages 107-110 du recueil du Tome 3 du périodique maçonnique Le Globe, qui l'avait publié en 1841). Voir également ici cette proclamation d'idolâtrie d'Alfred André.
C'est
peut-être l'explication de l'enthousiasme manifesté par certains maçons
lors de l'élection, en 1848, de Louis Napoléon Bonaparte à la
présidence de la nouvelle République (qu'il maintiendra par sa
prudence comme l'affirme, avec un optimisme qui sera bientôt
démenti, la médaille ci-contre, visiblement d'origine maçonnique vu ses
symboles, mais
sans aucune mention d'émetteur).
D'autres par contre ont manifesté une plus grande réserve, qui allait se révéler justifiée. C'est ainsi (source : Histoire de la Franc-maçonnerie française de Pierre Chevallier, Fayard, 1974, T. 2, p. 340) que la Loge de Dôle le Val d'Amour protestait avec douleur en décembre 1848 contre une circulaire émanant de Frères parisiens et invitant les maçons de province à appuyer, pour la présidence, le citoyen Louis Napoléon Bonaparte. Elle estimait en effet inopportun que les Maçons se constituent publiquement en courtiers d'élection. |
Second Empire
Le Second Empire allait être l'occasion de ressusciter le culte napoléonien. On voit ci-contre un document, daté du 19 mars 1859, émanant de la Loge marseillaise La Française de Saint-Napoléon. En 1852 fut créée à Paris la très sélecte (son Tableau - voir plus bas - est un véritable Gotha) Loge Bonaparte. ci-dessous : les deux faces d'un jeton de présence de cette Loge, encadrant une image empruntée aux pages Musée virtuel du site de la Grande Loge Nationale Française : médaille (surmontée d'un aigle impérial) de fondateur de la Loge Bonaparte, offerte au Frère Papeil. |
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Son Vénérable eut à ce moment l'aplomb d'écrire : Bonaparte a été la maçonnerie incarnée, comme le Christ notre divin maître a été l'incarnation de la Divinité. (source : Histoire de la Franc-maçonnerie française de Pierre Chevallier, Fayard, 1974, T. 2, p. 395 On trouvera plus de détails sur l'histoire de cette Loge dans l'article Napoléon, Lucien, "Plon-Plon" et les autres : la maçonnerie "officielle" sous le Second Empire de Yves Hivert-Messeca, accessible sur le site de l'IDERM). |
Point final : la Loge Bonaparte
disparut en 1871, malgré que préalablement elle ait eu la prudence de se
renommer La Modération.
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