Chanson grivoise

 

Cette chanson (comme une autre portant le même titre pour la même raison) figure :

- aux pp. 118-9 d'un des recueils de Jérusalem (celui que nous avons indicé B), portant la date de 1752 (mais il n'est pas certain que cette date soit exacte)

- aux pp. 113-4 d'un recueil daté de 1803

- à la p. 179 de l'Abrégé de l'histoire de la Franche-maçonnerie précédée et suivie de quelques pièces en vers et en prose, et d'anecdotes qui la concerne [sic], publié (en tout cas titulairement) à Londres en 1779 (ou aux pp. 220-221 d'une édition de 1783 du même ouvrage). C'est cette édition de 1779 (dont le contenu est strictement identique à celui des précitées) que nous reproduisons ci-dessous.

Ces 3 ouvrages font partie d'une même famille, extrêmement vaste, de chansonniers très voisins par leur contenu, mais cette chanson (de même qu'une autre portant le même titre) ne figure que dans ces trois, parmi toutes celles que nous avons pu consulter.

CHANSON GRIVOISE

 

PAR LE FRÈRE ***

 

SUR L'AIR HÉ! MORGUIENNE MESSIEURS, &c.

 

 A table comme un lord,
Et armé d'un grand rouge bord,
Je nargue les guerriers du Nord ; 
Je suis soldat du triple accord ;
Mon capitaine est Franc-maçon,
Et du bon ton,
D'un certain pivoi Bourguignon,
Trois fois, il charge son canon ; 
En joue, tirez, c'est sa chanson.

 

Nous qui le sommes aussi,
Morguienne, faisons comme lui,
 Camarades, vidons un muid,
Faisons couler le vin de Nuys,
A tous les bons frères maçons 
Trois fois tirons ;
 Célébrons-les par des chansons,
Et que le bruit de nos canons
S'entende des Treize Cantons. 

Le texte est reproduit par Ligou (p. 87) dans son ouvrage Chansons maçonniques des 18e et 19e siècles (ABI éd.).

Il y mentionne :

- que Nuys doit être compris comme l'actuel Nuits Saint-Georges, ce que confirment par exemple l'ouvrage de l'abbé Garnier (1899), intitulé Nuys, Nuis, Nuiz, Nuits, Nuits-Saint-Georges, son histoire dans les temps et son patois et un historique de la ville.

- que les Treize Cantons sont la Suisse. En effet, celle-ci, du XVIe siècle à la Révolution française, était connue comme la Ligue des XIII Cantons.

Pivoi

Mais dans son texte Ligou remplace abusivement pivoi par pavois (qui signifie grand bouclier).

Or, pivois est un synonyme de vin, selon le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy (1892), qui, à la p. 181 du T. 6, en donne un exemple (tiré de l'Ecole des Amours Grivois) d'emploi datant de 1741 :

La bière nous rendait sournois
Du vin j'ignorions l'usance,
Il nous fait boire du pivois,
Morgué, quelle différence !

On trouve la même définition à la p. 326 des Etudes de philologie comparée sur l'argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie de Francisque Michel (Firmin Didot, 1856).

En 1872, Littré, qui date le mot du XVIe, donne encore : Pivois : Mot d'argot qui signifie vin.

Chanson grivoise

On pourrait s'étonner du titre Chanson grivoise

Il se comprend mieux si l'on s'en rapporte à la définition de l'époque : les éditions 1762 et 1798 du Dictionnaire de l'Académie donnent en effet comme seule définition : Terme qui se dit d'un drille, d'un soldat qui est éveillé & alerte. Notre soldat aussi maçon qu'alerte correspond parfaitement à cette définition, et il est donc bien normal que sa chanson soit une chanson grivoise.

Le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud donne en 1787 la définition suivante (T. II, p. 360) : GRIVOIS, s. masc. GRIVOISE. s. fém. Le premier se dit d'un Soldat éveillé et alerte; le second d'une vivandière, qui est d'une humeur libre et hardie. "C'est un grivois, une grivoise". Par extension, il se dit d'autres que des Soldats, pour dire bon drôle, bon compagnon.

Les personnages principaux de l'opéra-comique de Favart cité plus haut, l'Ecole des Amours Grivois, sont précisément un tambour et une vivandière.

C'est seulement dans les années 1930 que la 8e édition du Dictionnaire de l'Académie donne le sens actuel : GRIVOIS, OISE. adj. Qui est égrillard et tient du libertinage.

Triple accord

En dehors de la signification politique (la bonne entente des 3 Ordres) qu'elle prendra à la Révolution (cfr., ci-dessous à gauche, faïence de Nevers), l'expression Triple accord ne semble pas usitée au XVIIIe. Le triple accord mentionné à la chanson ferait-il dès lors (malgré l'absence de majuscules) allusion au nom d'une Loge ? Cela n'aurait rien d'invraisembable : d'une part le mot accord - et d'autres apparentés, comme intelligence (au sens de l'époque), union, concorde ou harmonie -, figure souvent dans des titres signalétiques de Loges, et d'autre part en maçonnerie tout se veut triple.

C'est en tout cas l'interprétation de Ligou qui, estimant que la chanson est évidemment l'oeuvre d'un militaire maçon franc comtois ou bourguignon, signale cependant l'inexistence d'une Loge militaire du Triple Accord (on sait cependant que des Loges civiles pouvaient comprendre aussi des militaires). 

Il faut noter qu'il y eut à Metz une Loge St Louis des Frères du Triple Accord, constituée en 1785 (elle ne peut donc être antérieure à la chanson) et qui, après fusion, eut même son Chapitre - dont un jeton de présence (ci-dessous à droite) est reproduit à une page attachée au site Celtic coin.

 

Capitaine

On a donc ici, dans la même Loge, un capitaine et un soldat (ou en tout cas un subordonné de ce capitaine) : de même que, dans les villes, pouvaient coexister une Loge huppée et une autre plus bourgeoise, sinon même artisanale, de même, à l'Orient d'un même régiment, pouvait-on avoir une Loge d'officiers supérieurs et une autre de militaires de rang subalterne. Comme le signale Jean-Luc Quoy-Bodin dans L'armée et la franc-maçonnerie (Edic - Economica, 1987), les simples soldats étaient rares, et généralement au seul titre de Frères Servants.

Rouge bord

Sur cette expression, voir la note à une autre page.

L'Air

Pas plus que Ligou, nous n'avons pu trouver la moindre trace de l'air Hé, Morguienne Messieurs. Merci à qui aurait des lumières à ce sujet.

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