Les écossais sont-ils français ???

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Ce document, qui a été rendu accessible par la BNF, figure à son catalogue sous la notice FRBNF30760436, avec le titre

Les Maçons écossais sous l'obédience du Suprême Conseil, cantique du Frère Leblanc de Marconnay, chanté aux fêtes d'ordre de la St.-Jean d'hiver 5827. 

Cette date se situe à une époque de tensions particulièrement vives dans le conflit quasi-permanent entre le Grand Orient et le Suprême Conseil, comme en témoigne le clash, encouragé par Leblanc de Marconnay, qui en 1826 avait abouti au retrait de  La Clémente Amitié du Grand Orient.

Si toutes les loges relevant du Suprême Conseil pratiquaient exclusivement le REAA, il y avait aussi des loges du Grand Orient qui pratiquaient ce rite - ce qui est logique dans la mesure où le Grand Orient prétendait contrôler ce rite, et même être le seul à pouvoir le faire. 

Certaines de ces loges sont mentionnées à cette remarque faite en 1930 par Albert Lantoine à la p. 148 de son Histoire de la Franc-Maçonnerie française - Le Rite Ecossais Ancien et Accepté :

Il y a pourtant des ateliers du Grand Orient, comme La Clémente Amitié, Jérusalem de la Constance, Les Amis Constans de la Vraie Lumière, Les Trinosophes (ndlr : voir plus bas confirmation des tensions de cette loge avec le Grand Orient), qui se rebelleront contre les procédés de leur Obédience envers le Rite Ecossais. 

Ces tensions sont confirmées par exemple par les protestations des Chevaliers de la Croix, du Temple des Vertus et des Arts et de La Clémente Amitié contre la radiation par le Grand Orient, le 10 novembre 1840, de deux frères membres à la fois des deux organisations (Montémont et Prousteau de Montlouis), radiation décidée précipitamment en application d'un rapport annexé à une circulaire du 19 octobre.

Certaines de ces loges se signalèrent même par des transitions, ou même, comme La Clémente Amitié, des allers et retours entre la dépendance du Grand Orient et celle du Suprême Conseil.

Franchir ou ne pas franchir le pas ?

Comment expliquer que, malgré toutes leurs raisons de mécontentement, certaines loges travaillant au REAA, plutôt que de se rapprocher de celles qui, tout en partageant leur attachement au Rite qu'elles ont préféré, ont choisi le Suprême Conseil, maintiennent leur affiliation au Grand Orient (qui leur interdit tout contact de ce genre), et même parfois qu'elles y reviennent ?

Un article intitulé Le Grand-Orient et le Suprême-Conseil, paru dans le n° 2 (avril 1832) de la Revue de la franc-maçonnerie, après avoir :

  • rappelé que la constitution du Grand-Orient est essentiellement démocratique et qu'au contraire celle du Suprême-Conseil est basée sur le principe de la hiérarchie
  • déploré le conflit rémanent entre ces deux organismes, 
  • estimé que la prétention du Suprême-Conseil est fondée en droit et en raison, 

donne à cette attitude l'explication suivante, qui en identifie (p. 52) quatre raisons :

...  qu’aujourd’hui le Grand-Orient dise aux loges écossaises qui dépendent de lui : « Le Suprême-Conseil est la véritable puissance légitime de votre rit ; allez, vous êtes libres ; rangez-vous sous sa bannière » nous mettons en fait qu’il n’y aurait pas une seule de ces loges qui se décidât à entrer dans le giron du Suprême-Conseil.

Cette répugnance naîtrait de plusieurs motifs. Le premier, c’est qu’aucune de ces loges ne voudrait passer d’une administration bien réglée et du reste assez douce, sous une administration mal réglée et parfois tracassière.

Le second motif, c’est que la constitution du Suprême-Conseil attribue tous les pouvoirs, dogmatique, législatif, administratif et autres, aux membres du 33e degré, qui se recrutent d’eux-mêmes ; tandis qu’au Grand-Orient tous les pouvoirs résident dans les mains des représentants des Loges, dont ce corps est uniquement formé. Il résulte de cette différence d’organisation que toutes les décisions que prennent et les sections de la Grande Loge écossaise et la Grande-Loge elle-même, en assemblée générale, sont soumises en dernier ressort au Suprême-Conseil, qui peut les annuler, si elles lui déplaisent, soit en réunion de tous les membres du degré, soit même en commission administrative, où trois membres présents peuvent délibérer valablement, et où par conséquent les délibérations peuvent être prises à la majorité de deux voix contre une. Au Grand-Orient, au contraire, les décisions des chambres, adoptées en assemblée générale, ont un caractère définitif, et personne n’a plus le pouvoir de les modifier.

Le troisième motif, c’est que le Grand-Orient ayant une correspondance plus étendue et des ressources considérables et assurées, offre plus de garanties de stabilité et plus d’avantages matériels que n’en présente le Suprême-Conseil, qui n’a dans sa juridiction qu’un petit nombre d’ateliers.

Enfin le quatrième motif, c’est que ces loges comprennent l’inappréciable bienfait de l’unité maçonnique ; qu’elles sentent que cette unité ne saurait exister là où se trouvent deux administrations indépendantes, lors même qu’elles seraient liées entre elles par des rapports intimes et réciproques ; et qu’elles ne voudraient pas, par leur retraite, qui donnerait plus de consistance au Suprême-Conseil, reculer l’époque d’une fusion qu’elles jugent nécessaire et urgente. 

Cependant, comme on le voit ci-dessous, la Tenue mentionnée ici est bien une Tenue commune entre seules loges du Grand Orient. L'éventuelle présence (nous disons bien éventuelle car il est mentionné qu'il est l'auteur du cantique, mais pas nécessairement, ni qu'il est son interprète, ni même qu'il est présent !) de Marconnay - surtout lui ! - à cette Tenue serait alors de leur part une coupable incongruité, le Grand Orient interdisant et sanctionnant tout contact avec des maçons considérés comme irréguliers puisque dépendant de la puissance rivale. En toute hypothèse, ce recours à un banni n'est peut-être qu'une forme de défi lancé par des loges qui, tout en restant (pour peu de temps encore dans le cas de deux d'entre elles) membres du Grand Orient, désapprouvaient l'extrémisme de sa position, se sentaient injuriées, au même titre que toutes les loges écossaises de France, par l'accusation, lancée paraît-il par le Frère Bouilly, de n'être pas françaises, et s'estimaient ensemble assez fortes pour le manifester.

Marconnay s'y fait en tout cas le porte-parole de l'ensemble des Ecossais affiliés au Suprême Conseil, considéranr le Grand Orient comme une horde ennemie prête à lancer sur eux de nouveaux traits (ce qui correspond bien à la position du parti rétrograde en 1827, telle que décrite par Rebold). Il plaide au contraire pour éteindre le brandon de la discorde entre les membres, tant ceux relevant du Grand Orient français tout en étant écossais par leur rite que ceux relevant du Suprême Conseil écossais tout en étant français par leur nationalité, et qui ne devraient former qu'un seul peuple de frères. Marconnay s'élève ainsi contre l'idée que les maçons Ecossais ne sont pas Français.

Une guerre picrocholine

Nous ne disposons pas du discours incriminé de Bouilly. Celui-ci était pourtant un homme très ouvert et très tolérant envers les Ecossais, comme en témoigne l'anecdote contée par lui et rapportée ici par Le Globe, où il évite habilement, par un geste conciliateur, qu'en présence de 600 frères il se produise un clash entre les deux Obédiences, représentées par lui-même au nom du Grand Orient et par Muraire au nom du Suprême Conseil.

Le Globe fait sur les suites de cet épisode le commentaire suivant, qui illustre bien l'intensité mais aussi l'inanité de ce conflit qui empoisonna (et perturbe encore ?) la vie de la maçonnerie française :

Peu de jours après ce bel exemple donné à la Maçonnerie française, le comte Muraire, dans une séance solennelle, recevait les félicitations du Suprême Conseil de France, qui applaudissait cordialement à la belle conduite du président de la députation du Grand-Orient. Quant à notre excellent frère Bouilly, moins heureux que son ami et frère de l'autre obédience, il se voyait pour ainsi dire dénoncé au Grand-Orient.

On lui reprochait alors, comme on nous le fera peut-être demain, pour cette publication, d'avoir violé les articles des statuts généraux qui font peser l'irrégularité sur tout membre du Grand-Orient qui entre en contact avec l'obédience rivale ; en d'autres termes, on lui reprochait d'avoir trop bien compris et trop bien mis en pratique les sublimes enseignements de la Maçonnerie ; de cette institution qui n'a sans doute pas fait de nous un peuple de frères, afin que nous nous jetions l'anathème pour un misérable intérêt de préséance ; on lui reprochait enfin d'avoir trop bien compris de quel immense avantage pouvait être l'unité pour la Maçonnerie française, et de n'avoir rien négligé de ce qui pouvait l'amener.

L'air mentionné est Amis voici la riante semaine.

Le dernier couplet est sans doute, par la référence à Caron, une allusion au rite du cantique de passe pratiqué à l'époque. 

Les maçons cités

Parmi les personnages nommément cités (soit comme Vénérable d'une des loges organisatrices, soit comme visiteur), nous avons déjà présenté ailleurs sur ce site :

Pour les autres,  voici des liens vers les plus significatives des fiches que leur consacre Bossu :

  • Charles-Auguste de Kirwan (1786-?) : 1, 2, 3

  • Gabriel-Nicolas-Louis Jorry (1777-?) : 1, 2, 3, 4, 5, 6

  • Olive (1768 ou 9 - 1839 ou 40), négociant en quincaillerie, officier du Grand Orient de 1829 à 1831, Vénérable en 1833 de St-Jean de Jérusalem : 1, 2, 3

  • Jean-Etienne Houssement (1762-1828), graveur, officier du Grand Orient, 33e, fondateur en 1785 et Vénérable en 1804 des Amis Incorruptibles : 1, 2

  • Vigourel, des Emules d'Hiram : 1.

L'imprimeur est identifié comme Sétier, cour des Fontaines, n° 7, à Paris. Nous avons déjà rencontré ici cet imprimeur Sétier. Le fichier Bossu contient de nombreuses fiches le concernant car il fut un maçon particulièrement actif.
 

Les loges participantes et représentées

Un certain nombre de loges sont citées au document, soit en tant qu'organisatrices de la fête, soit en tant que loges dont une des lumières y était présente. Ce sont :

- en tant qu'organisatrice (cfr la tête du document) :

NB : après correction des fautes de ponctuation (à la ligne par le Frère Kirwan, M. du temple ; des Vertus), il faut lire : 
Chanté aux fêtes d’Ordre de la St-Jean d'hiver 5827 des Respectables Loges françaises : 
de la Fidélité, présidée par le Frère Kirwan, M. ;
du temple des Vertus et des Arts, présidée par le Frère Jorry, 33e D. ;
et des Amis Constans de la Vraie Lumière, présidée par le Très Illustre Frère Caille, 33e D., Officier du Grand Orient.

la Fidélité (cette loge est passée en décembre 1828 du Grand Orient au Suprême Conseil ; en 1827 elle était donc encore au Grand Orient ; elle fait partie aujourd'hui de la Grande Loge de France ; en 1829, Bésuchet ne la mentionne pas dans son Tableau des ateliers réguliers.

le Temple des Vertus et des Arts : cette loge fondée en 1812 est également passée en décembre 1828 du Grand Orient au Suprême Conseil ; en 1827 elle était donc encore au Grand Orient ; Bésuchet ne la mentionne pas.

les Amis Constans de la Vraie Lumière : fondée en 1818 ; Bésuchet la cite en spécifiant qu'elle travaille au REAA

 

 

- en tant que représentée (cfr la note finale du document) :

les Trinosophes : Bésuchet la cite en spécifiant qu'elle travaille aux deux rites ; on voit ici qu'en 1834 elle s'intitulait Loge française et écossaise des Trinosophes ; on lit ici que d'après Bouilly lui-même, en 1830, la loge les Trinosophes, bien qu'appartenant à l'obédience du Grand-Orient de France, était alors avec ce corps en quelques dissentiments ; plusieurs de ses membres avaient des rapports plus ou moins intimes avec l'autorité rivale.

les Sept Ecossais réunis ; Bésuchet la cite en spécifiant qu'elle travaille au REAA

St-Jean de Jérusalem : fondée en 1778, elle est citée par Bésuchet

les Amis Incorruptibles : fondée en 1785, elle est citée par Bésuchet

les Emules d'Hiram : fondée en 1822, elle est citée par Bésuchet.

 

 

 

Remarque : Bésuchet considère comme irrégulières les loges relevant du Suprême Conseil et ne les mentionne donc pas ; toutes les loges qu'il cite appartiennent donc au Grand Orient. On voit grâce à cela que toutes les loges mentionnées au document relèvent à ce moment du Grand Orient, même si deux d'entre elles vont bientôt le quitter, comme l'a fait naguère La Clémente Amitié.

 

            


          

LES Maçons Écossais

sous

l'Obédience du Suprême Conseil.

 

Cantique (1)

 

du Frère Leblanc de Marconnay

 

Chanté aux fêtes d’Ordre de la St-Jean d'hiver 5827, des Respectables Loges françaises de la Fidélité, présidée par le Frère Kirwan, M. du temple ; des Vertus et des Arts, présidée par le Frère Jorry, 33e D, et des Amis Constans de la Vraie Lumière, présidée par le Très Illustre Frère Caille, 33e D., Officier du Grand Orient.

 

Air : Amis voici la riante semaine

 

Depuis longtemps on voit sur cette terre
Chaque pays revendiquer son nom ;
Nous, qui formons un seul peuple de frère[s]
De la Discorde éteignons le brandon.
Et quand une horde ennemie
Nous lancera de nouveaux traits,
Nous répondrons aux discours de l’envie :
                Les Ecossais, comme vous, sont Français.        (bis )

 

(1) En réponse à la pièce de vers du Frère Bouilly, lue à la fête d'Ordre de la St-Jean d'hiver du Grand Orient de France 5825, intitulée les Deux Lumières, dans laquelle il prétend que les maçons Ecossais ne sont pas Français.

 

S'il nous fallait imiter la vaillance
De ces soldats fameux par leurs exploits,
Comme eux aussi nous tiendrions la lance
Qui défendit et le trône et la croix.
Dans les camps portant notre vie,
Nous dirions à chaque succès :
Pour soutenir l’honneur de la patrie,
                Les Écossais seront toujours Français.        (bis )

 

Ne vois-je pas des autans la furie
Enfler la voile et soulever le flot !
Sur ce vaisseau quelle est la voix qui crie :
Ah ! secourez un pauvre matelot ?....
Pour lui tendre une main prospère,
Faut-il savoir s'il est Français ?
S'il va périr, sauvons d'abord un frère,
                Il est Maçon, et je suis Écossais.        (bis )

 

Sexe charmant, à qui chacun veut plaire,
Gardien d'un feu que n’éteint pas le temps,
Quand tu permets l'accès du sanctuaire,
T'informes-tu qui te porte l'encens ?
Dans les nuits de ton insomnie,
Quand tu penses à tes attraits,
Ne dis-tu pas : Au printemps de leur vie,
                Les Écossais valent bien les Français ?        (bis )

 

Chez nos voisins, remarquons ce poète
Qui du scandale affronte les éclats ;
D'un nouveau Dieu s’érigeant en prophète,
Il nous excite à de tristes combats.
Dans son humeur atrabilaire,
Quand il se promet un succès,
Ne peut-on pas crier à ce bon frère :
                Pauvre Écossais, reste aveugle français !        (bis )

 

En remarquant d'aussi dignes lumières (1)
De la vertu seconder les efforts,
Nous bénissons les lois hospitalières
Qui nous offraient un abri dans vos ports.
Quand aujourd’hui notre bannière
À Ia vôtre touche aussi près,
Ne mettons plus entre nous de barrière,
                Et confondons Écossais et Français.        (bis )

 

Quand le Destin, dans sa juste mesure,
Viendra fermer notre cœur et nos yeux,
Il faudra bien que chacun sans murmure
Porte ses pas vers les bords ténébreux ;
Mais pourvu qu'on donne la marque
Des maçons, amis de la paix,
Le vieux Caron nous dira : Dans ma barque
                Passez, passez, Écossais et Français.        (bis )

 

(1) Les Très Illustres Frères Caille, Jorry, Kirwan, Dupin jeune et DesÈtangs, de la Loge des Trinosophes ; Moret, 33e, Officier du Grand Orient de la Loge des Sept Ecossais réunis ; Olive, 30e D. de St-Jean de Jérusalem ; Houssement, 33e D. des Amis Incorruptibles ; Vigourel, 33e D. des Emules d'Hiram ; etc., etc.

 

Imp. de Sétier, cour des Fontaines, n° 7, à Paris.

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