Les Emblèmes de la Maçonnerie

Ce rare ensemble de 16 chansons, regroupées sous un titre commun, apparaît pour la première fois dans une (celle que nous avons indicée C) des (nombreuses) éditions du Recueil de Jerusalem et nous ne l'avons encore trouvé nulle part ailleurs au XVIIIe, sinon dans une autre édition du même chansonnier, édition dont nous ne disposons que de quelques fragments. 

On en retrouvera une bonne partie (14 des 16 chansons), au début du XIXe, dans le chansonnier de Holtrop.

Il apparaîtra également en 1807 dans le Free-Mason's vocal assistant paru à Charleston en 1807.

Alors qu'au XVIIIe les références symboliques dans le chansonnier sont en général fort rudimentaires, on relève ici un véritable effort de conceptualisation qui constitue, dans l'histoire du chansonnier maçonnique, une démarche tout-à-fait neuve et originale.

En voici la liste :

Titre dans Jérusalem
[dans Holtrop si différent]

Incipit

page dans 
un recueil 
(C) de Jerusalem

page
chez Holtrop

Le soleil Trois flambeaux brillent dans nos temples 59 485
La lune Des nuits l'inégale courrière 60 487
L'étoile flamboyante Astre brillant dont la clarté féconde 61 489
La colonne I [La colonne des Apprentis] A l'ombre de cette colonne 62 491
La colonne B [La colonne des Compagnons] A votre poste, compagnons 63 493
La force L'homme isolé n'est que faiblesse 64 495
La tempérance Rien de trop, ce fut l'adage 65 -
La justice Ce fatras de lois et d'usages 66 -
La sagesse Sagesse, tu n'es plus de mode 67 497
L'équerre Que servent le compas, l'équerre 68 499
Le niveau Notre reine est la liberté 69 501
La perpendiculaire Dans un monument, la beauté 70 503
La pierre brute, emblème des Apprentis Faites venir de Golconde 71 505
La pierre pyramidale ou à aiguiser pour les Compagnons Aiguisez sur cette pierre 72 507
La planche à tracer pour les Maîtres Pour réussir dans un ouvrage 73 509
Le temple de Salomon, à tous les Maçons répandus … Apprentis, compagnons et maîtres, le voici ce temple fameux 74 511

On remarque une certaine logique dans l'ordre séquentiel : 3 astres, 2 colonnes, 4 vertus, 3 outils, 3 symboles (un par grade), ...

Les trois bijoux mobiles et les trois bijoux immobiles

Les 3 outils (l'équerre, le niveau, la perpendiculaire) et les 3 emblèmes des 3 grades (la pierre brute, la pierre pyramidale, la planche à tracer), qui font l'objet de 6 chansons successives, constituent ce qu'il est convenu d'appeler les trois bijoux mobiles et les trois bijoux immobiles (on trouve aussi muables et immuables, les 3 muables étant l'Equerre que porte le Vénérable, le Niveau que porte le premier Surveillant, & la ligne perpendiculaire que porte le second Surveillant).

Dans le Recueil précieux de la Maçonnerie Adonhiramite (pp. 61-4 de l'édition 1786), on trouve le dialogue suivant :

D. Avez-vous aussi des bijoux dans votre Loge ?

R. Oui, Très-Vénérable, au nombre de six, dont trois mobiles & trois immobiles.

D. Quels sont les trois mobiles ?

R. L'Equerre, le Niveau & la Perpendiculaire.

D. Pourquoi les appellez-vous mobiles ?

R. Parce qu'ils passent d'un Frère à l'autre.

D. A quoi servent-ils ?

R. L'Equerre sert à former des carrés parfaits, le Niveau à égaliser les superficies, & la Perpendiculaire à élever des édifices droits sur leurs bases.

D. Quels sont les trois bijoux immobiles ?

R. La Pierre brute, la Pierre cubique ou à aiguiser, & la planche à tracer des Maîtres.

D. Quel est leur usage ?

R. La Pierre brute sert aux Apprentifs à travailler, la Pierre cubique sert aux Compagnons pour aiguiser leurs outils (10), & la Planche à tracer aux Maîtres pour former leurs desseins.

D. Tous ces bijoux n'ont-ils pas quelque signification symbolique ?

R. Oui, Très-Vénérable ; l'Equerre nous annonce que toutes nos actions doivent être réglées sur l'équité ; le Niveau, que tous les hommes sont égaux, & qu'il doit régner une parfaite union entre des Frères ; & la Perpendiculaire nous démontre la stabilité de notre Ordre, étant élevé sur les vertus : la pierre brute, à laquelle travaillent les Apprentifs, est l'emblème de notre ame, susceptible de bonnes ou de mauvaises impressions ; la pierre cubique, qui sert aux Compagnons pour aiguiser leurs outils, nous fait ressouvenir que ce n'est qu'en veillant sur nous-mêmes que nous pouvons nous garantir des vices ; & la Planche à tracer des Maîtres, est le bon exemple qui nous facilite la pratique des plus éminentes vertus.

On remarquera la note de bas de page, qui propose une interprétation plus ésotérique :

(10) Plusieurs Vénérables transposent cette demande, en apportant pour raison, que c'est l'Apprentif qui doit aiguiser les outils, et que le Compagnon doit tailler la pierre ; mais non seulement qu'on n'aiguise & que l'on ne taille rien en Loge, c'est qu'il ne faut pas oublier que les mêmes Philosophes qui comparoient l'Apprentif à une pierre brute, comparoient alors le Compagnon à une pierre cubique, qu'ils regardoient comme le solide le plus parfait, qui présentoit le plus de surfaces unies, & qui pouvoit servir à tout ce qu'on vouloit l'employer : Ils terminoient cette pierre en pyramide, afin qu'elle renfermât tous les nombres sacrés ; c'est-à-dire, unité, cinq, quatre, trois fois trois, & par conséquent neuf : de plus, pour tailler cette pierre il faut faire usage du compas, de l'equerre, du niveau, de la ligne d'à-plomb ; & comme tous ces instrumens sont les symboles des sciences & des vertus, & que c'étoient les moyens que ces Philosophes employoient pour faire ce que nous appellons un Compagnon, ils pouvoient donc sans erreur faire cette comparaison morale. Les outils ne signifient rien autre chose que les soins & les désirs.

On voit par là que nous sommes vraiment à la période où se forme l'exégèse du symbolisme opératif : en 1800, on lit ceci, qui devient encore plus moralisateur (on remarquera particulièrement le glissement religieux de la signification de la perpendiculaire) :

D. Quels sont les bijoux mobiles ?

R. L'équerre que porte le très-vénérable ; le niveau que porte le premier surveillant, et la perpendiculaire ou ligne d'à-plomb que porte le second surveillant.

D. Quels sont les bijoux immobiles?

R. La planche à tracer, la pierre cubique à pointe, et la pierre brute.

D. Quel est l'usage des bijoux mobiles ?

R. L'équerre sert à équarir les matériaux et à mettre leurs surfaces à angles droits entr'elles ; le niveau sert à placer horisontalement les pierres à côté les unes des autres ; et la perpendiculaire à élever les batimens parfaitement d'àplomb sur leurs bases.

D. Donnez-en l'explication en sens moral ?

R. L'équerre nous avertit que toutes nos actions doivent être réglées sur la droiture et sur la justice ; le niveau, qu'il doit régner une parfaite égalité entre tous les maçons ; la perpendiculaire, que tous les biens nous viennent d'en haut.

D. Quel est l'usage des bijoux immobiles ?

R. La planche sert aux maîtres pour tracer leurs plans et dessins ; la pierre cubique à pointe, sert aux compagnons pour aiguiser leurs outils, et la pierre brute, sert aux apprentis pour apprendre à travailler.

D. Que signifient-ils au moral ?

R. La planche à tracer, est l'emblème du bon exemple que nous devons à nos frères et à tous les hommes ; la pierre cubique à pointe, est le symbole des soins que se donne l'homme vertueux pour effacer les traces que le vice a faites sur lui, et corriger les passions auxquelles nous sommes tous en butte ; enfin, la pierre brute est l'image de l'homme grossier et sauvage, que l'étude approfondie de lui-même peut seule polir et rendre parfait.

Nous avons également trouvé trace de ces chansons dans un chansonnier américain (imprimé à Charleston) de 1807, The Free-Masons Vocal Assistant, qui contient 94 chansons en anglais et 46 en français. Au sommaire de ces chansons en français, on trouve, avec exactement les mêmes références d'air, les 16 ci-dessus. 

On remarquera par ailleurs que toutes les autres chansons francophones de ce chansonnier sont connues de nous, à l'exception de celle - que nous serions très heureux de pouvoir découvrir - dont le titre est A la Memoire de Geo. Washington et l'incipit Du Héros défenseur des droits de la nature.

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