Santé du Vénérable ... et alia

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Dans toute société organisée qui partage des repas à l'occasion de ses réunions, se trouve tout naturellement respectée fidèlement l'immémoriale tradition de lever son verre à la santé de l'une ou l'autre personne particulièrement chère, présente ou non. 

Dans une société aussi structurée, et ritualisée, que la maçonnerie, cette habitude va évidemment tendre à elle-même se ritualiser.

On peut observer cette évolution tout au long du XVIIIe siècle, pour aboutir à un rite formel comprenant - avec des variantes au cours du temps, en qualité et en nombre - les sept Santés d'obligation, souvent encore en vigueur aujourd'hui.

Les sept Santés

On trouve très tôt des allusions au cérémonial des Santés.

On lit par exemple ceci dès 1745 à la célèbre divulgation de Perau, L'Ordre des francs-maçons trahi et Le secret des Mopses révélé (p. 53) :

Je me souviens d'avoir dit qu'après la santé du Roi, on buvoit celle du Très-Vénérable Grand-Maître, Chef de l'Ordre, & qu'on buvoit ensuite celle du Vénérable Grand-Maître de la Loge où l'on se trouve, celles des Surveillants, du Récipiendaire & des Freres, &c. Tout cela se fait avec grande cérémonie.

Mais c'est plus tard qu'a été formalisée la procédure des Sept Santés. La première mention explicite que pour notre part nous en ayons trouvée est en 1800 à la p. 122 des Statuts de l'Ordre de la Franc-Maçonnerie en France : 

Il y aura sept santés d'obligation.

La première santé sera celle du Gouvernement de la France, on y joindra des vœux pour la prospérité de l'État.

La seconde sera celle du Grand Orient de France, et des Grands Orients étrangers, on y joindra des vœux pour la prospérité de l'Ordre.

La troisième sera celle du Grand-Vénérable.

La quatrième sera celle des Surveillans.

La cinquième sera celle des officiers honoraires et en exercice, ainsi que celle de tous les autres membres du  Grand Orient, Vénérables et Chefs de Chapitre.

La sixième santé sera celle des Visiteurs.

La septième sera celle de tous les Maçons, à laquelle les Frères Servans seront admis.

C'est ce dispositif qu'on retrouvera dans de multiples textes par la suite, étant bien entendu que l'énoncé de la première Santé évoluera avec les circonstances politiques et deviendra par exemple celui-ci en 1806 :

La première santé sera celle de l'Empereur, de l'Impératrice, de la Famille impériale : on y joindra des vœux pour la prospérité de l'Etat.

On trouve une description plus détaillée en 1812 dans le Nécessaire maçonnique de Chappron :


Les mêmes principes seront appliqués hors de France. On trouve par exemple ceci en 1815 en Russie à l'art. 555 des Règlements Généraux de la Grande Loge Astrée :

Les Santés d'obligation se portent dans l'ordre suivant :

1) A notre magnanime EMPEREUR ALEXANDRE PREMIER et à son AUGUSTE FAMILLE.

2) A la Grande Loge Astrée, à şon Très Vénérable Grand Maître l'Illustre Frère N. N., à son Adjoint le Très Vénérable Frère N. N., à tous les Grands Dignitaires et Grands Officiers.

3) Au Très Vénérable Maître en chaire, le Frère N. N., à son Adjoint le Très Vénérable Frère N. N. (et à celui qui en leur absence préside les travaux).

4) Aux Très Respectables Frères 1er et 2d Surveillant et aux Officiers de la Loge.

5) Aux Vénérables, à leurs Adjoints, aux Surveillans et Représentans des (nommer le nombre des Loges) Loges réunies sous la direction de la Grande Loge Astrée, et à tous les Grands Orients Grands Loges et Ateliers répandus sur les deux hémisphères.

6) Aux Frères Visiteurs.

7) A tous les Maçons répandus sur toute la terre.

Une formulation plus invariante et plus synthétique sera donnée (p. 30) dans un Tuileur de 1813 :

Dans tout Banquet Maçonnique, il y a sept Santés d'obligation, savoir: 1°, celle du Souverain ; 2°, celle du Grand-Maître de l'Ordre ; 3°, celle du Vénérable de la Loge ; 4°, celle des deux Surveillants ; 5°, celle des frères Visiteurs ; 6°, celle des Officiers et Membres de la Loge ; 7°, enfin celle de tous les Maçons répandus sur la terre.

Elle diffère de la précédente par l'inversion des Santés 5 et 6.

Il faut cependant bien comprendre que ces textes ne constituent qu'une uniformisation, dans un esprit de jacobinisme centralisateur qui caractérise bien le Grand Orient de France, d'usages en tout état de cause déjà bien formalisés dans les Loges et souvent spécifiques. C'est ainsi qu'en 1782 déjà, on pouvait lire, à la p. 54 du Règlement de la Parfaite Union de Bastia, un ordonnancement précis pour 9 Santés :

A tous les banquets les santés seront réglées ainsi qu'il suit : La premiere santé sera celle du Roi & de la famille Royale à laquelle on joindra des vœux pour la prospérité de l'État, on y réunira la santé de Sa Majesté Caroline Louise Reine de Naples, protectrice des Maçons : elle sera proposée & commandée par le Vénérable.

La seconde, celle du Sérénissime Grand Maître, des grands Officiers de l'ordre & de tous les Officiers & membres du Grand Orient : elle sera proposée & commandée par le Vénérable.

La troisieme, celle du Vénérable de la Loge : elle sera proposée & commandée par le premier Surveillant.

La quatrieme, celle des Surveillans, proposée par le Vénérable & commandée par l'Orateur.

La cinquieme, celle des Visiteurs & de leurs Loges, proposée & commandée par le premier Surveillant.

La sixieme, celle des Officiers de la Loge proposée & commandée par l'Ex-Maître ou le plus ancien des Maîtres.

La septieme, celle des nouveaux initiés à laquelle on joindra la santé des freres associés libres de la Loge : elle sera proposée & commandée par le Vénérable.

La huitieme, celle de toutes les Loges de la correspondance, proposée par le Secrétaire & commandée par le second Surveillant.

La neuvieme, celle de tous les Maçons : elle sera proposée & commandée par le Vénérable.

Une chanson utilisant un protocole (un peu différent) en 9 Santés est visible ici, dans des éditions du XVIIIe et du XIXe.

Par la suite, on est revenu à 5 Santés.

Le chansonnier reflète cette ritualisation progressive.

C'est seulement vers la fin du siècle que les santés sont regroupées dans un cantique unique.

Jusqu'alors, de nombreuses chansons sont composées pour saluer musicalement telle ou telle santé. Celle du Vénérable est évidemment la plus souvent chansonnée. Mais l'habitude se prend aussi d'échanger de bons procédés entre Officiers, ce qui annonce certaines des Santés formelles, particulièrement celle des Surveillants.

La Lire maçonne - tout comme d'autres chansonniers - contient un certain nombre de telles chansons. On signalera particulièrement, dans la Lire, celles des pages 482, 484, et aussi la Parodie pour boire à la santé du Vénérable.

Il est intéressant d'étudier par exemple l'évolution de celle ci-dessous, dont l'incipit est Unissons-nous à cette Table.

1. Version de Chapelle

Cette version est probablement la plus ancienne, puisqu'on la trouve déjà vers 1744 dans les Chansons Originaires des Francs-Maçons de Chapelle (pp. 53-4), avec le titre Chanson pour porter la santé du Grand Maître.

Il s'agit de 3 couplets qui n'ont pour objet que la santé du Vénérable.

Grand-Maître ... de Loge ?

Au XVIIIe, Grand Maître peut désigner aussi bien le Vénérable d'une Loge que, comme actuellement, le principal responsable d'une Obédience.

Cela est d'ailleurs explicitement mentionné (p. 70) dans une divulgation de 1748, L'ANTI MACON ou LES MYSTERES DE LA MAçONNERIE Dévoilés par un profane :

Les titres de Maître de la Loge & du Grand-Maître, se confondent lorsqu'on parle d'une Loge assemblée, & pour lors le Président, quel qu'il soit, est qualifié ainsi, néanmoins ce titre n'est dû qu'au seul Maître de chaque pays, cela s'entend aisément.

On remarque que, si les vers sont de 8 pieds, le 3e du premier couplet est le seul à en comporter 10.

Chanson 

Pour porter la santé du Grand Maître.

 

Unissons-nous à cette Table,
Pour célébrer le Respectable,
Qu'un rouge bord & trois fois répété,
Marque nos voeux pour sa santé ;
Quelle santé pourrions-nous boire,
Qui fût plus chère à notre coeur,
De notre Ordre il soutient la gloire
Et travaille à notre bonheur.

Eloigne-toi sombre discorde
Ici la vertu nous accorde,
Nous ne consultons que ses loix
Et nous n'entendons que sa voix ;
Vive un Maçon juste et sincère
Sectateur de la vérité :
Vive un Maçon tendre et bon Frère,
Fidèle aux droits de l'amitié.

 

Ce portrait est le digne éloge
Du grand Maître de cette Loge,
Son exemple est notre leçon :
Qu'il soit le héros des Maçons !
Chantons de nouveau sa Louange,
Qu'un triple bruit forme nos jeux ;
Le Profane les trouve étrange(s),
Rions-en, & faisons grand feu.

 

 

On trouve la même partition et le même texte (avec le même titre) à La Muse maçonne de Lussy en 1752 (pp. 29-30). Mais Lussy mentionne en note de bas de page que Cette Chanson dans son véritable principe a été faite pour célébrer la santé de Monsieur le BARON DE WASSENAER Grand-Maître de toutes les Loges de la Hollande, ce qui apparaît comme abusif puisque Van Wassenaer n'est devenu Grand Maître qu'en 1749 et que la version ci-dessus semble bien dater de 1744. Le fait que Lussy dédie très respectueusement son recueil audit Van Wassenaer serait-il une explication de cette anomalie ?

Au recueil de la Veuve Jolly (pp. 38-40), on trouve la même partition sous le même titre Chanson pour porter la santé du Grand Maître, mais, aux couplets 2 et 3, le vers 3 est également porté à 10 pieds :

texte Chapelle vers 3-4

couplet 2

Nous ne consultons que ses loix
Et nous n'entendons que sa voix ;

couplet 3

Son exemple est notre leçon :
Qu'il soit le héros des Maçons !

texte Jolly vers 3-4

couplet 2

Nos coeurs toujours attentifs à sa voix,
N'écoutent que ses douces loix ;

couplet 3

Ses sentiments sont nos sages leçons,
Qu'il soit le Héros des Maçons ;

Mais la chanson est complétée par une réponse du Grand Maître qui nous semble inédite :

2. Version de Sophonople

On trouve le même texte (à quelques variations près) aux pages 72 et 73 du Recueil de chansons pour la maçonnerie des hommes et des femmes (Recueil de Sophonople), avec le titre Couplets de Table pour porter la santé du grand Maître.

Ici aussi, c'est le 3e vers de chaque couplet, et pas seulement du premier, qui comporte 10 pieds, mais la modification de texte est différente de celle ci-dessus.

Le recueil indique comme air celui du Menuet des Francs-Maçons. Quel peut être cet air, que nous n'avons trouvé sous ce titre dans aucun chansonnier ? Celui du menuet (en néerlandais) de la p. 133 de la Lire ? C'est peu probable, car la métrique en est très différente. Serait-ce alors celui ci-dessous et ci-contre, qui, précisément sous ce titre, est utilisé par l'Attaignant (pp. 6-7) pour un Bouquet à Mme de V... Ma... au Tome III des Poésies de M. L'Abbé de L'Attaignant (1757) ? Mais ici aussi se pose un problème de métrique (les vers 2 et 4 sont de 5 pieds plutôt que de 8).

 

Il semble en tout cas bien qu'un air ait été connu dans le monde profane sous le nom de Menuet des Francs-Maçons : on trouve par exemple à la p. 62 du Volume 3 des Chansons choisies avec les airs notés une chanson (de métrique semblable) renvoyant en fin de volume à l'air de ce titre (n° 14), reproduit ci-dessous et très voisin de celui de L'Attaignant ci-dessus :

3. Versions de la Lire maçonne

La chanson figure aussi, avec une partition très proche de celle de Chapelle mais un texte différent, aux pp. 476-7 de La Lire Maçonne.

C'est l'évolution du texte qui attire l'attention : si le premier couplet est (à part les 2 derniers vers, dont cependant la rime est maintenue) conservé, les 2 couplets suivants disparaissent pour faire place à une Réponse du Maître ainsi qu'à un Autre par le Frère de Vignoles et à un couplet pour la Santé des Surveillans & Officiers. 

C'est l'édition de 1766 qui est reproduite ci-dessous ; elle porte le titre abrégé Chanson pour porter la Santé du Vén. M. &c.

Dans l'édition de 1787, le titre est devenu, sans abréviations, pour porter la santé du Vénérable Maître, &c. et, au 2e vers du 1er couplet, le Vénérable est remplacé par le Respectable. A part cela, le texte est le même, mais la partition a été regravée pour tenir sur une page.

Chose curieuse, dans l'édition intermédiaire, celle de 1775, le dernier couplet, Pour la Santé des Surveillans & Officiers, ne figure plus dans cette chanson, mais il a été déplacé à la p. 483. Il reviendra dans l'édition 1787, mais tout en restant à la p. 483, si bien que finalement il figure deux fois dans cette édition 1787 !

En outre, dans cette édition 1775, la chanson s'intitule cette fois Chanson pour porter la santé du Respectable, ou d'un Vénérable Maître (au 2e vers du 1er couplet, cette alternative est même explicitement mise en évidence : les deux mots sont l'un au-dessus de l'autre, avec une accolade). La partition est encore (avec de minimes différences) dans une gravure différente de l'antérieure et de la postérieure, mais reste sur 2 pages.

On remarquera aussi qu'ici tous les vers sont ramenés à 8 pieds (Qu'un Vivat trois fois répété remplace Qu'un rouge bord & trois fois répété).

Chanson

 

Pour porter la santé du Vén. M. &c.

 

 

Unissons-nous à cette Table,
Pour célébrer le
Vénérable,
Qu'un Vivat trois fois répété,
Marque nos voeux pour sa santé.
Quelle santé pourrions-nous boire,
Qui fût plus chère à notre coeur ?
La Vertu fait toute sa gloire,
Et l'Amitié tout son bonheur.

 

 

 

Réponse du Maître

Pour répondre à vos vœux sinceres
Je bois à vous, mes très chers Frères ;
Puissent les plaisirs les plus doux,
Régner constamment parmi nous !
Que la vertu, toujours aimable,
Forme l’objet de nos désirs,
Que l’Amitié la plus durable,
Fasse à jamais tous nos plaisirs !

 

AUTRE par le Frère de VIGNOLES

Qui ne chérirait la tendresse,
Qui n'estimerait la sagesse,
Comme la source du bonheur,
Dès qu'on les puise en votre coeur ?
Par vos exemples, la première
Saura toujours se maintenir ;
Et la gloire de la dernière
Ne pourra jamais se ternir.

 

Pour la Santé des Surveillans & Officiers.

Surveillans, Ancien Vénérable,
Et de nos Frères cercle aimable,
Si je reconnois la valeur
De vos voeux pour mon vrai bonheur,
La même ardeur guide mon ame,
Et la même sincérité ;
Connoissez au feu qui m'enflamme
Mes désirs pour votre santé.

Une parodie de cette chanson figure dans les recueils dits de Jérusalem. Le premier couplet y est, hormis les 2 premiers vers, très semblable, et la couplet Réponse du Maître presque identique. 

C'est la version de la Lire qui sera reprise (pp. 403-4) au chansonnier de Holtrop, mais sans le troisième couplet (celui de Vignoles) et avec le titre A la santé du Vénérable et des Officiers. On le trouve aussi (p. 299) à la Muse de 1806, ainsi que (p. 74) à un autre chansonnier (Vrijmetselaars gezangen, chansons de francs-maçons) anonyme paru aux Pays-Bas et daté par Google (peut-être abusivement) de 1816.

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