Une
consternante polémique
Dans
la notice
qui précède son Tuileur-expert en 1828, Bazot par exemple,
après avoir dénoncé une polémique affligeante pour la dignité de l'institution,
forme des vœux pour que
... ces rivalités indignes de l'esprit de
fraternité, de tolérance et de bon sens de l'ordre, cessent bientôt
d'attrister la maçonnerie qui, parfaite dans ses trois premiers
grades,
et n'en demandant pas d'autres, tolérerait volontiers tous les grades
supérieurs, s'ils voulaient, comme elle, concourir, par l'exemple de la
paix et du bon ordre, à être utiles aux hommes, et à étendre dans le
plus noble objet l'empire sacré de la fraternité universelle.
De
tels voeux furent parfois entendus mais jamais exaucés. Dans son Histoire
des trois Grandes Loges de francs-maçons en France, Rebold écrit
par exemple ceci (p. 160)
à propos de l'année 1841 :
C'est à cette époque qu'a eu lieu la dernière tentative de fusion entre le G. Orient et le Sup. Conseil. A ce propos nous croyons devoir mentionner celles qui l'ont précédée.
Tous les maçons éclairés sont blessés, depuis que cette lutte dure, de l'anomalie que présente l'existence de deux obédiences rivales dans une institution dont le principe fondamental est basé sur la fraternité. Bien des efforts ont été faits pour amener une fusion entre le Gr. Orient et le Sup. Conseil ; mais ils ont tous échoué. La première tentative date du 26 mai 1819, époque à laquelle le Sup. Conseil était en sommeil. Des négociations furent entamées par les FF. Bouilly et Maugeret, du Gr. Orient ; les FF. baron de Baccarat et chev. Leroy, ex-préfet, furent désignés par le Sup. Conseil pour s'entendre officieusement avec ces frères. Des projets d'union furent rédigés de part et d'autre ;
les représentants du Gr. Orient firent d'honorables concessions, qui auraieut dû être acceptées par l'autorité rivale ; mais les prétentions à la souveraineté et à
l'indépendance absolue du
rite écossais ancien et accepté, élevées, comme toujours, par les représentants de ce rite, firent rompre les négociations.
En 1826, de nouvelles démarches eurent lieu, et c'est encore le Gr. Orient, il faut lui rendre cette justice, qui prit l'initiative. Des propositions furent adressées au F. duc de Choiseul, qui occupait alors, sous le titre de Souv. Gr. Com., la présidence du Sup. Conseil. Les commissaires du Gr. Orient étaient les FF. baron Fauchet, ex-préfet, Lefebvre d'Aumale, Bénon, Bésuchet
et Raveau; ceux du Sup. Conseil, les FF. général comte de Pully, Wuillaume, Guiffrey,
Deslauriers et Dupin jeune. Le projet d'union présenté par le Gr. Orient différait beaucoup de celui de 1819, qui avait été rédigé dans un esprit maçonnique très-libéral ; celui de 1826 portait à un haut degré les traces du système de prédominance qui a si souvent caractérisé cette autorité. Le Sup. Conseil, y étant relégué à la position
d'un simple atelier, fut justement blessé et le repoussa, mais cette fois-ci avec plus de raison qu'il n'avait rejeté celui de 1819.
En 1835, les essais de fusion furent renouvelés par le Gr. Orient sur les instances d'un grand nombre de membres de son obédience, qui déploraient la lutte sans cesse renaissant entre les deux pouvoirs. Le projet d'union présenté à cette époque, posant les mêmes conditions que celui de 1826, rencontra les mêmes prétentions, et l'on se sépara encore sans rien
terminer.
Enfin, en
1841 [NDLR : après un épisode
particulièrement conflictuel], une dernière tentative est faite auprès du Sup. Conseil par des membres influents du Gr. Orient et occupant
un rang élevé. Si jamais il y avait eu espoir d'arriver à un résultat favorable, c'était cette fois. Il fut convenu de part et d'autre que les cinq premiers dignitaires de chaque autorité seraient chargés de préparer le projet d'union. En conséquence, le Gr. Orient nomma les FF. Bouilly, représentant du Gr.
Maître, Tournay, Desanlis, Pinet et Tardieu, qui furent reçus le 28 mars au Luxembourg, par les dignitaires du Sup. Conseil, les FF. duc Decazes, le général de Fernig, Viennet, Guiffrey et Dupin jeune.
Les commissaires du Gr. Orient développèrent les points
principaux du projet ; et, comme cette fois ils étaient animés des intentions les plus maçonniques et décidés à tous les sacrifices compatibles avec l'honneur et la dignité du Gr. Orient, ils firent tout ce qui dépendait d'eux pour ne pas blesser la susceptibilité et les exigences que le Sup. Conseil avait manifestées dans les
précédentes tentatives de fusion ; mais tout leur bon vouloir vint échouer devant les déclarations impérieuses et
inflexibles qui leur furent faites par les représentants du rite écossais : « Toute fusion ou réunion, dirent-ils, qui ne garantirait pas l'indépendance et l'autorité du Sup. Conseil est impossible; un mur d'airain, un obstacle invincible se trouve dans le gouvernement du Gr. Orient même, qui est une agglomération de présidents et de députés d'ateliers investis par eux du pouvoir de régir l'ordre et de juger leurs différends, tant en matière administrative que dogmatique ; tous les dignitaires étant soumis à
l'élection par cette organisation, le Gr. Orient est condamné à n'exercer qu'un pouvoir éphémère, sans unité ni fixité; que chez eux, au contraire, tout le pouvoir est dans le Sup. Conseil, dont les membres sont inamovibles, et cette sage prévision du
fondateur (Rebold écrit ici en note : On fait ici allusion au roi Frédéric le Grand, qui, comme on l'a vu au commencement de l'Histoire du Sup. Conseil, est faussement désigné comme chef de ce
rite) constitue sa plus forte garantie, etc.; que, par conséquent, toute aliénation de leurs droits, toute fusion, tout mélange devenait irréalisable par ces motifs ; mais que, voulant concilier autant que possible tous les intérêts et arriver à un résultat, ils proposaient une voûte commune aux deux obédiences, surmontée d'un éminentissime Gr. Protecteur, qui
devrait être un prince français, lequel aurait pour conseil les quatre premiers dignitaires, savoir : le Souv. Gr. Com., et son lieutenant, pour le rite écossais ; le Gr. Maître et son représentant, pour le rite moderne, le tout composant l'auguste tribunal
chargé de maintenir l'indépendance réciproque, la concorde perpétuelle entre les deux obédiences; qu'au moyen d'un tel pouvoir, chacun conserverait son intégralité, sa constitution, ses règlements et son drapeau ; que chacun des pouvoirs se gouvernerait, s'administrerait séparément d'après ses lois et
usages. »
Cette déclaration, nous devons le dire, a toujours été dans le fond la pensée des chefs du Sup. Conseil, et cela
explique pourquoi toutes les négociations en vue de la fusion ont échoué ; la même pensée les guidait déjà, comme nous l'avons dit précédemment, lors de la conclusion du concordat de 1804, qui n'avait été rompu que parce que le Gr. Orient s'était aperçu, un peu tard, du rôle qu'on lui réservait, et qu'il n'avait pas voulu alors, avec raison, se suicider en reconnaissant la suprématie
du rite écossais qui venait de naître.
Le rapport fait au Gr. Orient par le F. Desanlis, à l'assemblée du 6 novembre 1841, sur le résultat de cette tentative, est plein de dignité, de sentiments élevés ; il conclut ainsi :
« Puisqu'ils ne veulent pas de fusion, mais qu'ils sollicitent la libre fréquentation de nos ateliers, sans rien abandonner de nos droits et de nos pouvoirs, ouvrons-leur les portes de nos temples. Qu'ils viennent unir à nos prières leurs prières au Gr. Architecte du monde ; que leur encens s'élève avec le nôtre, mêlé et confondu, jusqu'au trône du Dieu de charité, de
tolérance et d'amour ; et bientôt, malgré les murs d'airain, malgré les obstacles qu'on dit invincibles, pour un même Dieu, il n'y aura plus, nous le désirons, qu'une seule religion et qu'un seul autel. »
Cette proposition, faite dans l'intérêt et pour la prospérité de la maçonnerie française tout entière et au nom des grands principes de l'institution, fut adoptée à une grande majorité par l'assemblée du Gr. Orient, qui à la suite de cette proposition prit la résolution suivante, propre à faire croire qu'à l'avenir,
il suivrait une marche plus en rapport avec les principes qu'il proclamait :
« Les ateliers de l'obédience du Gr. Orient de France peuvent recevoir comme visiteurs les FF. des ateliers du Sup. Conseil. Les maçons de l'obédience du Gr. Orient de France peuvent également visiter les ateliers du Sup. Conseil. »
Cette décision eut un puissant effet sur les deux pouvoirs. Aussi les fêtes solsticiales qui eurent lieu, le 24 décembre au Sup. Conseil, et le 27 du même mois au Gr. Orient, furent-elles célébrées avec une grande pompe et avec une extrême courtoisie de part et d'autre à l'égard des dignitaires qui se rendirent en grand nombre aux invitations que l'un et l'autre pouvoir s'étaient faites réciproquement pour la circonstance.
Ces
bonnes résolutions ne manquèrent pas de faire long feu : dès
l'année suivante, Rebold écrit (p. 174) :
Le Gr. Orient, toujours inspiré par la peur, et dans la crainte de quelques attaques de députations de loges, croit devoir prendre des mesures restrictives, contraires à la liberté et à l'égalité ; ainsi, le 4 mars, il arrête qu'il n'admettra plus de députations, sans avoir eu au préalable connaissance de l'objet de
leur visite.
Et, dans
un autre chapitre, il ajoute (p. 497)
:
Voici comment le Sup. Conseil a répondu aux nobles
procédés que le Gr. Orient a observés à son égard dans cette circonstance. Il adresse le 1er février à tous les ateliers de sa correspondance une circulaire dans laquelle, après avoir annoncé la décision du Gr. Orient, il leur faisait la recommandation suivante :
« Souvenez-vous que rien n'est changé, quant à notre obédience, à notre constitution, à notre rite. L'écossisme reste tout entier, sans altération. Quand vous serez en rapport, soit avec des loges, soit avec des maçons de l'obédience du Gr. Orient de France, vous continuerez à les accueillir avec tous les sentiments
de concorde, d'union et de fraternité que la maçonnerie impose aux enfants de la lumière, sans toutefois que les grades dont ils peuvent être revêtus, leur donnent droit à des honneurs qui n'appartiennent qu'aux maçons investis de l'autorité par le Sup. Conseil. »
Ces restrictions prouvent que le Sup. Conseil a toujours été dominé par cette fâcheuse idée que seul il a le droit de conférer les hauts grades de l'écossisme et que par conséquent il a seul droit aux honneurs qui leur sont attribués. Un pareil aveuglement est vraiment déplorable.
En 1851
encore, ce cantique condamnait des
divisions
si nuisibles au devoir social de la maçonnerie.
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