Une Tenue funèbre en 1816 à Bruxelles

 

Dans le Tome II (années 1814 à 1817) de ses Annales chronologiques, littéraires et historiques de la maçonnerie des Pays-Bas à dater du 1er janvier 1814, Auguste de WARGNY reproduit (pp. 63-79) dans son intégralité (et ce pour donner une idée de la manière dont les Maçons de la Belgique s’acquittaient alors des derniers devoirs envers les Frères qu’ils avaient perdus) le Tracé de la pompe funèbre célébrée par la Respectable Loge de l'Espérance, à l'Orient de Bruxelles, le 12e jour du 2e mois de l'an de la Vraie Lumière 5816 (vendredi saint, 12 avril 1816.)

Wargny lui-même était à ce moment l'Orateur de la loge.

Plus de 200 Frères (parmi lesquels, à  l'Orient, le célèbre doyen Cardon, ancien Vénérable) assistèrent à cette cérémonie présidée par le Vénérable Honorez ; parmi eux de nombreux visiteurs de diverses loges avaient été introduits en cérémonie (les Rose-Croix entrant séparément après les autres) et accueillis par un mot de bienvenue du Vénérable, auquel avait répondu le Frère Crassous, Vénérable des Amis Philanthropes.

L'objet de la cérémonie fut ensuite rappelé.

Un décorum très soigné

La cérémonie se déroule en deux phases, dans deux salles distinctes (un tel dispositif en plusieurs lieux semble fréquent à l'époque pour de telles cérémonies, comme on peut encore le voir ici), dont on peut lire la description :

Au milieu de cette première salle, et sur une simple estrade drapée de noir, est placée une urne cinéraire, portant pour inscription A l’Amitié. Les quatre plus jeunes Frères de la Loge l’environnent debout et l’ombragent de quatre étendards aux quatre couleurs maçonniques, surmontés de larges crèpes.

Des flots d’encens s'échappant sans cesse des extrémités de l’urne, s’élèvent vers la voûte céleste.

Autour des quatre Frères porteurs des Etendards sont placés sept sièges vacans sur lesquels on voit les décors maçonniques des différens grades dont étaient revêtus les sept Frères dont ce jour doit célébrer la mémoire.

Ensuite s'ouvrent en grand les portes du Temple, où se transportent en ordre, au son d'une marche funèbre exécutée par l'harmonie, tous les participants, dont certains emmènent les décors ci-dessus

Il est décoré d'un appareil simple, imposant et austère :

Le dais, le trône et l’autel, ainsi que les tables des Surveillants et des Dignitaires étaient élégamment drapés en noir et en blanc, des larmes y étaient figurées en grand nombre  ; une partie des murs et de la voûte étaient également drapés.

Au milieu du Temple sur une estrade voilée de noir s’élevait un sarcophage représentant une bière déposée sur un tombeau ; le sarcophage drapé en blanc et parsemé de larmes, portait pour inscription : Amour et attachement aux Mânes de nos Frères. Sept médaillons entourés de guirlandes, éclairés à l'intérieur et suspendus autour de la représentation offraient en grands caractères les noms et qualités civiles et maçonniques des sept Frères décédés.

Devant ce catafalque était une petite table triangulaire destinée à recevoir l’urne cinéraire.

Le Temple n’était éclairé que par trois candélabres de bronze à sept branches placés autour du tombeau, par trois réchauds de feu jetant une lueur pâle placés devant l’autel, et par quelques lampes sépulcrales rares, et placées dans les endroits peu apparents.

Au pied de l’autel, sur une table triangulaire, étaient une corbeille remplie de petites branches d'acacia, et deux vases, contenant l’un de l’eau, et l'autre du sable fin.

On retrouvera un dispositif fort semblable, mais dans une version encore plus sophistiquée, en 1846 à Douai.

La transition entre les deux phases est ponctuée par le dialogue suivant :

Vénérable : Frère 1er Surveillant, quelle heure est-il ?
1er Surveillant : Il est l’heure à laquelle la fin est devenue le commencement.

Le Vénérable appelle alors par son nom et à haute voix chacun des Frères disparus et l’invite à répondre. A chaque fois, un choeur de musique répond dans les accents de tristesse : il n’est plus.

Après que le Vénérable ait prononcé quelques mots, les couplets suivants, composés par le Frère Bourson, sont chantés par le Frère Desfossés, accompagné d’une musique imposante de la composition du Frère Borremans.

Mânes sacrés, sortez du monument,
Où pour toujours le trépas vous enchaîne,
Et suspendez du moins pour un instant,
Nos vifs regrets, notre cruelle peine.

Vous jouissez au séjour du repos,
D'un bonheur précieux, source de mille charmes,
Et le seul qui nous reste, en voyant vos tombeaux,
Est de les mouiller de nos larmes
.

L'orateur fait alors l'éloge des Frères disparus. Après un long moment de recueillement silencieux, l'harmonie fait entendre un chant de tristesse puis le Vénérable annonce les trois voyages mystérieux : au son de la marche funèbre de Roméo et Juliette, chaque participant à son tour fait trois fois le tour du tombeau. Au premier voyage, chaque Frère a pris une branche dans la corbeille, et l’a plongée dans l’eau, dont il a jeté quelques gouttes vers l’urne. Au second voyage, chacun a plongé la branche dans le sable pour en jeter également vers l’urne. Au troisième voyage, ils ont tous jeté la branche même au pied de l’urne.

quelle marche funèbre de Roméo et Juliette ?

En 1816, quel musicien a déjà, comme le feront plus tard notamment Berlioz, Bellini, Gounod, Tchaïkowski ou Prokofiev, composé sur le Roméo et Juliette de Shakespeare

Comme on le voit ici, il peut y avoir de nombreuses réponses à cette question. Relevons particulièrement deux opéras français (il faut incidemment noter que, dans les deux, le librettiste s'est permis de transformer la conclusion en happy end) :

  • Tout pour l’amour ou Roméo et Juliette, opéra-comique de Dalayrac en 1792 sur un livret de Boutet de Monvel. On en trouve ici la partition ;
  • Roméo et Juliette de Steibelt en 1793 sur un livret de Ségur. Berlioz, qui en pense du bien, nous dit ici qu'il contient (acte III, scène 1) une marche funèbre d'incipit Grâces, vertus, soyez en deuil ! On trouve ici plusieurs partitions complètes de cet opéra, par exemple celle-ci.

Cet air (adagio non troppo), qui ouvre le 3e acte après que le 2e se soit terminé par la mort (apparente) de Juliette, se compose d'une longue introduction orchestrale (pp. 261-271 de cette partition) et (pp. 271 à 283) du choeur féminin Grâces, vertus, soyez en deuil, Juliette est au cercueil.

On peut lire dans l'ouvrage de Jacques Isnardon Le théâtre de la Monnaie depuis sa fondation jusqu'à nos jours (pp. 94, 110 et 138) que ce dernier opéra, qui eut du succès, fut représenté à la Monnaie de Bruxelles le 17 mars 1799 et encore le 5 avril 1805 (avec Campenhout dans le rôle de Roméo) et à nouveau pendant la saison 1814-15 (précisément sous la direction de Borremans), soit peu de temps avant la cérémonie relatée ici.

Il nous semble dès lors hors de doute que, en évoquant la marche funèbre de Roméo et Juliette, l'auteur du Tracé désigne, dans le Roméo et Juliette de Steibelt, opéra à ce moment bien connu de nombreux Bruxellois, l'air en question (en totalité ou en partie).

Ensuite le Frère Desfossés chante, accompagné d’une musique expressive, les couplets suivants, aussi de la composition du Frère Bourson (NB : ces deux derniers couplets seront réutilisés en 1828 - mais en remplaçant le pluriel par le singulier - pour la Pompe funèbre d'Honorez lui-même.)

Ils ont subi l'épreuve redoutable,
Qu’à notre tour nous subirons aussi ;
D’effroi la mort peut frapper le coupable,
Le Franc-Maçon la voit sans nul souci.

La bienfaisance embellissait leur vie,
Et leur exemple est gravé dans nos coeurs ;
Telle une fleur embaumait la prairie,
Qui succombant conserve ses odeurs
.

Il est alors procédé à la clôture, avec un cérémonial propre à la circonstance. Il n'y a pas de banquet, mais des rafraîchissemens et un ambigu sont servis.

Une autre Fête Funèbre fut célébrée par la même loge le 13 avril 1824 (qui était également le vendredi saint), soit 8 ans plus tard (alors qu'habituellement l'écart est de 3 ou 7 ans). On trouvera décrit son rituel (bâti sur le même schéma mais avec quelques différences) aux pp. 376-403 du Tome V du même Wargny (qui était à ce moment 1er Surveillant, alors qu'Honorez présidait et que Defacqz était Secrétaire). Cardon faisait cette fois partie des disparus mis à l'honneur.

ils sont morts ...... Mais dans ces lieux l’amitié est étemelle ; leur souvenir n’y périra jamais.

Ces paroles de l'Orateur au cours de cette cérémonie de 1824 (p. 379) illustrent bien un thème classique dans la littérature funéraire maçonnique : un maçon ne meurt pas puisqu'il continue à vivre dans le coeur de ses Frères.

Wargny ne reproduit malheureusement pas les textes des pièces chantées cette année-là.

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