La Lyre maçonne pour le Marquis de Gages

 

Le Marquis de Gages avait obtenu de Paris (et en particulier de son ami le Grand Maître Clermont) en 1765 le titre de Grand Maître provincial et inspecteur des loges rouges et bleues pour les provinces de Flandres, de Brabant et de Hainaut.

Cela ne semble cependant guère l'avoir aidé à développer le réseau maçonnique qu'il espérait constituer, ce qu'il ne put faire que plus tard, après l'obtention de la patente de Grand Maître Provincial pour les loges dans les Pays-Bas autrichiens lui octroyée par Londres en 1770. 

Il faut dire qu'à ce moment la Grande Loge de France était en liquéfaction : c'est fin 66-début 67 que le conflit entre lacornards et anti-lacornards tourne au scandale public, pour aboutir à l'interdiction des tenues de Grande Loge par le lieutenant de police Sartine, interdiction qui se prolongera jusqu'à la mort de Clermont en 1771, qui allait ouvrir la porte à la désignation du duc de Chartres. 

Il apparaît donc normal que Gages se soit tourné vers l'alternative anglaise.

Dans son Histoire de l'Ordre maçonnique en Belgique (Mons, 1854), A. Cordier écrit d'ailleurs (p. 192) :

La Grande Loge de France avait dû suspendre ses travaux. La Parfaite-Harmonie, tenant d'elle son autorité, ne pouvait évidemment plus l'exercer sous les mêmes auspices ; l'idée de se déclarer indépendante ne lui vint pas. Elle préféra se placer sous les constitutions anglaises ... d'autre part, elle avait conçu l'espoir de parvenir, par ce moyen, à rallier plusieurs loges belges, jusque là dissidentes.

C'est de cette période (celle où Gages tentait de rallier sous son autorité, sous le titre de Grand-Maître des Loges Jaunes dans les Pays-Bas, au moins une partie des Loges existantes dans cette entité) que date le recueil - qui semble jusqu'ici avoir été ignoré de tous les historiens - que nous présentons sur la présente page.

Daté précisément de 1768 - soit deux ans avant la patente anglaise -, ce recueil est intitulé Lyre maçonne ou Recueil choisi des plus jolies chansons dédiées à M. le Marquis de Gages Grand-Maître des Loges Jaunes dans les Pays-Bas.

Il constitue un important volume de 221 pages (sans partitions).

On s'amusera de la mention d'éditeur A Jérusalem, chez Raphael, à l'Enseigne de la Ville de Nazareth, mention évidemment fantaisiste comme dans beaucoup d'ouvrages de l'époque.

L'image ci-contre provient de l'édition que détient, sous la cote Bibliothèque municipale de Lyon B.510022, la Bibliothèque municipale de Lyon, qui nous a obligeamment autorisé à faire usage sur ce site des clichés (crédit photographique Bibliothèque municipale de Lyon, Didier Nicole) qu'elle nous en a fournis, clichés que nous avons adaptés pour les mettre aux normes du présent site.

Depuis lors cependant, l'ouvrage est devenu accessible sur google.

L'Orient est jaune ?

On sera particulièrement intrigué par la mention (qu'on retrouve à plusieurs reprises dans le recueil) Grand-Maître des Loges Jaunes dans les Pays-Bas ou de la Grande Loge des Orients Jaunes.

Cette mention serait-elle à mettre en parallèle avec la notion des loges rouges et bleues mentionnée plus haut (les Loges bleues sont conventionnellement celles des 3 premiers grades fondamentaux, et les Loges rouges des Loges de hauts grades) ? Rien ne le donne à penser.

Cette dénomination de Loges Jaunes est en tout cas très inhabituelle, et nous n'y avons trouvé que très peu de références.

Bègue-Clavel parle (p. 122) de Grande Loge provinciale des Loges Jaunes, ou belges, dont le marquis de Gages fut le chef pendant de longues années.

Dans La Franc-maçonnerie belge au XVIIIe siècle (Bruxelles, 1911), Paul Duchaine écrit pour sa part (p. 172), sans préciser sa source, que La Maçonnerie belge est parfois qualifiée au XVIIIe siècle de maçonnerie jaune. Il précise à ce sujet qu'il existe au Musée des Vrais Amis de l'Union et du Progrès Réunis un ruban de dignitaire datant du XVIIIe siècle, de couleur jaune, et que ce ne peut être un ruban de l'ancienne Grande Loge provinciale, les réglements généraux de l'Ordre leur réservant la couleur bleu de roi (NB : de nos jours, le jaune dit canari est souvent la couleur des décors des dignitaires d'Obédiences).

On notera également, dans les Rituels de Gages, la mention Livre contenant tous les grades de la véritable maçonnerie, depuis l'apprenti maçon libre jusqu'au rose croix et parfait maçon, y compris les réceptions, marches, entrées, signes, paroles et attouchement, coups à frapper et allégories, tel que le tout se trouve dans toutes les bonnes Loges constituées, et tel qu'il est dans la Grande Loge, de tous les Orients jaunes, nommée La Parfaite Harmonie, établie à l'Orient de Mons, sous la protection du très sage, très sublime et parfait frère le Marquis de Gages, chambellan de Leurs Majestés impériales royales et apostoliques, dédiée au susdit Marquis Grand Maître de cette Loge par son premier Surveillant Perignon de Progent. Ces Rituels mentionnent la date de 1763, mais auraient en fait été recopiés entre 1766 et 1769 (voir à ce sujet l'article de Pierre COCKSHAW et Roland GILLARD, Les rituels du marquis de Gages - Examen du manuscrit dans son contexte historique, aux pages 77-82 de l'ouvrage Le marquis de Gages 1739-1787 - La Franc-maçonnerie dans les Pays-Bas autrichiens).

Notons enfin qu'en février 1767, Clermont avait écrit (source : Cordier, op. cit., p. 188) à son ami Gages : je ne désespère point de trouver en vous, dans les orients jaunes, un digne successeur ... 

La formule Loges jaunes semble donc bien avoir qualifié les Loges qui s'étaient placées, pendant la période de la patente française, sous l'autorité de Gages et de sa Parfaite Harmonie.

NB : comme on le voit à l'image ci-dessus, ce recueil utilise la triponctuation maçonnique. C'est même, à notre connaissance, le premier imprimé où on la rencontre.

Dans ce recueil, le Marquis est, à de nombreuses reprises, mis à l'honneur d'une manière particulièrement dithyrambique.

En France, au même siècle, il est également d'usage de rendre des hommages appuyés aux Grands Maîtres qui président les Obédiences. Ceux-ci sont également des aristocrates - mais d'un bien meilleur sang (et même de sang royal) que Gages, et l'hommage qui leur est rendu peut être considéré comme une marque indirecte de dévouement au Trône et aux lois du pays. La révération manifestée à Gages, sans avoir pourtant une telle justification, est encore plus intense, et elle apparaît surtout comme une flatterie à sa vanité personnelle. 

Il est permis de supposer que, avide de reconnaissance, Gages a organisé - ou laissé organiser - autour de sa personne un véritable culte de la personnalité dont l'effet devait être de rehausser, via le prestige du titre de Grand Maître, un statut social fraîchement acquis grâce à un anoblissement conquis de haute lutte (et par des procédés peut-être discutables).

Des métaux bien présents

Un idéal largement proclamé tout au long du chansonnier du XVIIIe est celui de l'égalité en Loge (mais seulement en Loge !) entre tous les Frères, indépendamment d'un statut social qui n'a pas à être pris en considération sur les Colonnes. 

Mais on sait aussi que cette généreuse proclamation d'intention n'est pas toujours suivie d'effet dans la pratique des Loges.

L'image ci-dessous donne le détail d'un diplôme maçonnique décerné par le marquis. On remarque que ses titres profanes (notamment sa seigneurie de Bachant) sont mentionnés en long et en large.

François Bonaventure Joseph Dumont, Marquis de Gages, vicomte de Becq, Baron de la Puissance, Seigneur desdits Lieux Bachant, Etrées, Aulnoit, etc., Chambellan actuel de sa Majesté l'Empereur et Roi 

Ailleurs, on verra aussi que même le mot Marquis fait l'objet d'une abréviation triponctuée.

Un tel étalage de titres profanes dans un document maçonnique est aussi inhabituel qu'incongru. Il lui sera peut-être reproché plus tard, comme pourrait le donner à penser une chanson de 1787.

Il n'est cependant pas propre à Gages : on le rencontre aussi à propos d'un autre Grand Maître, son ami Clermont, désigné comme suit (mais quand même moins prétentieusement) dans une des éditions du chansonnier de Naudot :

Très Respectable Grand Maître des Loges de France, Monseigneur le Comte de Clermont, Prince du Sang.

On remarque que le recueil récupère, sans scrupule, le titre de la Lire maçonne, mais en en corrigeant l'orthographe. 

La composition de ce chansonnier est assez facile à retracer : 

Une première partie (jusqu'en haut de la page 155), après les traditionnels hommages au Grand Maître, reprend (à l'un ou l'autre oubli près), exactement dans le même ordre (sauf qu'il inverse les chansons, placées aux pp. 8-126, et les poèmes, placés pp. 127-155, en intercalant entre ces deux ensembles un texte qui n'a rien à y faire), un des avatars (celui que nous avons indicé A) de la (très nombreuse) famille de chansonniers censément imprimés à Jérusalem

Viennent ensuite :

Table des chansons nouvelles

Titre p. Incipit
Autre 203  Saint Jean prêchait la vérité
Pour la reine 204  Frères, chantons à haute voix

Pour la naissance du Grand Maître le Marquis de Gages

205

 Vive le sublime marquis

Pour la santé du Grand Maître

205

 Dans ce jour mémorable

Chanson du frère P.

206

  Des francs-maçons le saint langage

Vaudeville à la louange du Grand Maître

 209

  Ah quelle sera l'espérance

Le maçon affable, discret et généreux

 212

  Exaltons la maçonnerie

Ariette pour boire à la santé des frères

 214

  Ah buvons donc il est temps de boire

Romance à M. le marquis de Gages

 216

  Que notre Loge s'apprête

Chanson sur l'air d'un menuet

 219

  Profane, abjure tes systèmes

Ariette sur le rétablissement de la santé d'un frère

 223

  Chantons d'un aimable frère

Par ailleurs, quelques-unes des chansons copiées sur des sources antérieures sont, dans le titre et/ou le texte, modifiées par rapport au modèle, pour mettre le marquis à l'honneur en mentionnant son nom :

Table des chansons modifiées

Titre p. Incipit

Parodie pour boire à la santé du vénérable Marquis de Gages. 

 97

Troupe chérie, troupe aimable, buvons à notre vénérable

Les plaisirs des maçons par le Baron de....... au Grand Maître de sa Loge le M. de G....

156

 Frères, que des plus doux accords,

Chanson pour saluer le T. R. G. M. le Marquis de Gages lorsqu'il visite ses Loges

 162

 Que ce jour a d’appas

Chanson à l’honneur du très-respectable Grand-Maître le Marquis de Gages

 171

 G…. permettez qu’un frère

Couplets d’un jour de l’élection du Grand-Maître le Marquis de Gages dans les Orients Jaunes

 172

  Quel sujet plus favorable

Couplets d’un jour de l’élection du Grand-Maître le Marquis de Gages

 176

  A la fin du règne aimable

Autres pour le Grand-Maître des Orients des Pays-Bas

 179

  D'une commune ardeur

A l’honneur du Très Respectable Grand-Maître des O. R. T.

 183

  D'un cœur joyeux maçons glorieux

L'écho des maçons, chanté en Loge de la vraie & parfaite Harmonie à l’Orient de Mons

 185

  Frères qui dans ce sanctuaire

Le véritable architecte maçon, ou le Frère de Gages

 192

  De notre architecture qui sait le fondement

Chanson faite à la Grande Loge de tous les Orients Jaunes, à l’honneur du Grand-Maître le Marquis de Gages

 202

  A notre maître dans ce jour

Chanson à la louange des Orients Jaunes, sous la Grande Maîtrise de Monsieur le Marquis de Gages

 225

  Vérité ta clarté sans nuage

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